Publié le 26/07/2019

Galip DALAY, tribune parue dans Le Monde

La livraison de composants de missiles russes à la Turquie traduit un rapprochement durable mais pas une rupture avec les institutions occidentales comme l’OTAN, analyse Galip Dalay, chercheur à l’Institut français des relations internationales.

L’amitié russo-turque n’a rien de naturel. D’innombrables conflits ont opposé les deux pays. Leurs cultures géopolitique et sécuritaire sont le produit d’expériences historiques et d’évolutions politiques totalement différentes. En rejoignant l’OTAN en 1952, la Turquie a rompu avec la neutralité observée depuis 1923 – par Mustafa Kemal Ataturk, puis par Ismet Inonu, son deuxième président – entre l’Occident et l’Union soviétique.

Depuis lors, la culture géopolitique et sécuritaire de la Turquie a été largement façonnée par son appartenance au camp occidental. La Russie, quant à elle, a suivi le chemin inverse. C’est la compétition avec l’Occident, puis avec l’OTAN qui, depuis le début du XXe siècle, a conditionné pour l’essentiel la culture géopolitique de l’Union soviétique puis de la Russie.

Replacée dans ce contexte, la livraison récente – et médiatisée – des composants du système de missile sol-air (SAM) russe S-400 à la Turquie apparaît comme une anomalie historique et géopolitique. Elle soulève également la question de savoir si cette coopération russo-turque est viable dans la durée.

La relation qu’est en train de nouer la Turquie avec la Russie ne jouit encore que d’un appui politique et bureaucratique limité

Telle qu’elle se présente aujourd’hui, cette relation est plus que conjoncturelle, mais moins que structurelle. A la différence de ses liens historiques avec l’Occident, qui bénéficiaient d’une large approbation au sein des élites et des institutions, la relation qu’est en train de nouer la Turquie avec Moscou ne jouit encore dans le pays que d’un appui politique et bureaucratique limité. Elle se trouve aussi dépourvue de cadre idéologico-politique.

Que cela reste le cas dans l’avenir dépendra du temps durant lequel cette relation se poursuivra selon le mode actuel, ainsi que de la tournure que prendra la dégradation des relations d’Ankara avec l’Occident, marquées par un approfondissement de la crise structurelle qu’elles traversent et par le découplage stratégique qui en découle.

Voisinage miné par les crises

Comme l’ont montré les processus tripartites (Russie-Turquie-Iran) d’Astana, en 2017, et de Sotchi, en 2018, la coopération russo-turque en Syrie s’est avérée profitable aux deux parties. Sans la Russie, ni le processus d’Astana (sur la création de zones de cessez-le-feu) ni celui de Sotchi (sur l’instauration d’une zone démilitarisée à Idlib) n’auraient vu le jour. Mais il est tout aussi clair que sans la Turquie, ces processus n’auraient pas obtenu d’acceptation internationale. C’est la participation de la Turquie – et le fait qu’elle a pu amener l’opposition syrienne à la table des négociations – qui leur a conféré leur légitimité.

De surcroît, grâce à la Russie, la Turquie a réduit les gains territoriaux des Kurdes syriens et espère désormais empêcher ces derniers d’obtenir une reconnaissance politique et constitutionnelle significative dans cette nouvelle période. Toute la question est de savoir si Ankara et Moscou seront capables d’appliquer leur coopération à d’autres contextes de leur voisinage miné par les crises, qu’il s’agisse des Balkans, de la région de la mer Noire ou du Proche-Orient. Si tel devait être le cas, leurs relations connaîtraient un renforcement notable.

La crise des relations turco-occidentales est de nature structurelle. Elle a commencé avant Erdogan et se poursuivra après lui

En deuxième lieu, la nature de cette coopération se déplace de plus en plus vers des industries stratégiques qui génèrent une dépendance mutuelle durable : projet de pipeline TurkStream, construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu, acquisition du système de défense aérien russe S-400 par la Turquie… Une fois ce dernier mis en place, Moscou assurera 13 % des fournitures d’armes à la Turquie. Ces développements contribuent à l’émergence d’une dépendance asymétrique qui avantage plus la Russie que la Turquie.

Conceptions divergentes du monde

La coopération russo-turque s’approfondit à un moment où les relations du pays avec l’Occident connaissent des tensions croissantes. Insatisfaite d’un mode hiérarchique de relations, la Turquie veut que lOccident la reconnaisse comme puissance régionale majeure. Ni le cadre des relations américano-turques du temps de la guerre froide, ni celui du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ne sont à même de fournir une solution à sa quête de reconnaissance. Cet aspect de la crise souligne d’ailleurs la nature très personnalisée des relations turco-russes, favorisée par la chimie personnelle à l’œuvre entre Recep Erdogan et Vladimir Poutine, les similarités de leurs modes de gouvernance et leurs griefs communs à l’égard de l’Occident. Mais la crise des relations turco-occidentales est de nature structurelle. Elle a commencé avant Erdogan et se poursuivra après lui.

En dépit de facteurs propices, les aspirations géopolitiques rivales de Moscou et d’Ankara, leurs cultures sécuritaires différentes et leurs conceptions divergentes du monde font que leurs relations ne peuvent que rester limitées. Par conséquent, la Turquie ne tombera pas dans l’orbite russe. Elle cherchera à contrebalancer l’influence russe dans son voisinage. Malgré la crise des relations turco-occidentales, l’appartenance de la Turquie aux grandes institutions occidentales, y compris l’OTAN, n’est pas près d’être remise en cause. En revanche, le sens de la participation de la Turquie à ces institutions va changer, car elles ne serviront plus de cadre ou de points de référence pour ses choix en matière de politique étrangère et sécuritaire.

Vu des rives du Bosphore, ce à quoi la Turquie renonce n’est pas sa place dans le camp occidental. Ankara ne considère pas l’achat des systèmes S-400 comme résultant d’un choix entre Russie et Occident. Mais elle abandonne l’idée selon laquelle l’Occident lui est indispensable dans sa politique étrangère et de sécurité. Au lieu d’être ancrée dans l’un ou l’autre camp, elle pense qu’elle servira mieux ses intérêts en menant une politique d’équilibrage géopolitique.

 

Galip Dalay est chercheur associé au programme Moyen-Orient et Turquie de l'Institut français des relations internationales (IFRI)
 

Lire l'article sur LeMonde.fr [1]