Publié le 19/08/2019

Tatiana KASTOUEVA-JEAN, propos recueillis par Julien Chabrout, dans L'Express

Le président accueille ce lundi son homologue russe au fort de Brégançon. Spécialiste de la Russie, Tatiana Kastouéva-Jean décrypte leur rapport de force.

C'est une rencontre au sommet. Emmanuel Macron accueille ce lundi en France Vladimir Poutine. Le maître du Kremlin est attendu vers 16 heures au fort de Brégançon, résidence d'été des chefs de l'État français. En contact régulier au téléphone, les deux hommes se sont déjà vus en tête-à-tête : à Versailles en mai 2017, juste après l'élection d'Emmanuel Macron, puis à Saint-Pétersbourg l'an dernier. 

En désaccord sur de nombreux dossiers, leurs relations, à la fois franches et tendues, n'ont jamais été interrompues. Il faut dire que Vladimir Poutine est incontournable dans les conflits en cours, notamment en Syrie et en Ukraine, et sur d'autres dossiers internationaux majeurs, comme l'Iran. Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie / NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI), décrypte comment Paris pourrait tenter d'influencer Moscou. 

L'Express : Emmanuel Macron tente d'arrimer Vladimir Poutine dans le multilatéralisme. Mais ce dernier ne semble pas prêt à changer de position. Peut-on tout de même dialoguer avec le président russe ? 

Tatiana Kastouéva-Jean : Les deux chefs d'État ont des visions du monde qui diffèrent vraiment. Leurs interprétations sont aussi très divergentes sur la question de multilatéralisme. Vladimir Poutine a toujours dénoncé le monde unipolaire sous la domination américaine pour plaider en faveur du monde multipolaire. Pour lui, le monde multipolaire est celui où il existe des puissances souveraines, c'est-à-dire complètement autonomes pour défendre leurs intérêts sans subir des ingérences extérieures, en employant même des moyens militaires si besoin. Selon le président russe, il n'y a aujourd'hui que trois puissances globales stratégiquement indépendantes capables de défendre leur souveraineté : la Chine, les États-Unis et la Russie.  

Pour Emmanuel Macron, quant à lui, le multilatéralisme est une gestion commune des problèmes communs qui est mise en danger par l'action russe, elle-même souvent unilatérale et menaçante pour l'ordre international établi après la Seconde guerre mondiale. L'action de Vladimir Poutine vise à affaiblir l'hégémonie occidentale alors que l'Occident n'est pas prêt à abandonner ses principes et ses valeurs, d'où l'opposition sur différents dossiers. 

La politique de Vladimir Poutine polarise aujourd'hui fortement les sociétés et les élites occidentales. Il joue habilement ce jeu et profite des faiblesses et des incohérences de l'Occident pour taper là où il est vulnérable et où il y a des points de fragilité pour les solidarités du camp occidental. Cela faisant, il peut souvent jouer sur l'ambiguïté des moyens utilisés pour nier son implication. 

Emmanuel Macron est invité à participer aux célébrations du 75e anniversaire de la Victoire sur l'Allemagne nazie lors de la Seconde guerre mondiale, le 9 mai 2020 à Moscou. S'il y allait, ce serait symboliquement très important pour la Russie, ce serait considéré comme la victoire symbolique de Vladimir Poutine dans ce bras de fer engagé avec l'Occident depuis l'annexion de la Crimée en 2014 [Emmanuel Macron a annoncé lors d'une conférence de presse avec Vladimir Poutine qu'il se rendrait à cette célébration]. 

Il faut tout de même préciser que, depuis son élection, Emmanuel Macron inscrit sa politique dans le cadre de l'Union européenne, avec le but que l'Europe soit forte et unie et que la solidarité européenne ne soit pas mise en danger. Voilà pourquoi les choses ne changeront pas toutes seules au niveau bilatéral entre Paris et Moscou. Mais Paris peut jouer le rôle de leader, de promoteur de nouvelles initiatives à l'égard de la Russie pour faire naître des ouvertures et alimenter le dialogue. 

Sur certains dossiers diplomatiques, comme sur la question ukrainienne, des avancées peuvent-elles émerger entre Paris et Moscou ? 

Sur la question régionale de l'Ukraine, Emmanuel Macron semble croire à une opportunité avec l'élection de Volodymyr Zelensky, qu'il a reçu à Paris entre les deux tours de la présidentielle ukrainienne, à la différence d'Angela Merkel. Il voit qu'après les élections au Parlement ukrainien, le président Zelensky dispose d'une plénitude des pouvoirs pour décider, donc il cherche à profiter de cette situation politique, inédite pour l'Ukraine post-soviétique. 

Je ne m'attends pas à des percées radicales sur le dossier ukrainien, tant les positions de principe divergent [Emmanuel Macron a évoqué devant Vladimir Poutine son souhait d'un sommet à quatre sur l'Ukraine "dans les prochaines semaines"], mais des avancées restent possibles sur ce dossier, notamment sur la question de l'échange de prisonniers et sur la situation humanitaire dans la région du Donbass. En revanche, la Russie et l'Ukraine interprètent différemment la question du statut d'autonomie pour le Donbass. Je pense que la Russie ne cédera pas sur cette question-là, et ce d'autant plus que des passeports russes sont distribués aux habitants dans les régions séparatistes depuis quelques mois. 

À propos de deux autres dossiers diplomatiques, l'accord sur le nucléaire iranien et la situation préoccupante dans la province syrienne d'Idleb, les choses sont-elles figées ? 

Sur le dossier iranien, la France veut jouer les rôles de médiateur entre les États-Unis et l'Iran et compte sur le soutien russe. La France et la Russie ont participé au deal sur le nucléaire iranien et restent attachés à cela. En Syrie, les choses sont compliquées car la Russie n'est pas le seul acteur dans le jeu diplomatique, il y a également la Turquie et l'Iran. Le jeu est complexe entre ces puissances, tout ne dépend donc pas que de la Russie.  

Le continent africain est un autre dossier source de crispation diplomatique entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine. 

Il faut se rappeler que Jean-Yves Le Drian avait évoqué, en janvier dernier, une "présence active de la Russie, récente, significative, anti-française" à propos de la Centrafrique. On note la présence de mercenaires russes en Centrafrique dont on ne mesure pas vraiment l'ampleur de l'action sur place. La France s'inquiète de l'action russe en Afrique, qu'elle scrute de près.

La Russie n'a pas - en tout cas pour l'instant - de stratégie cohérente à long terme en Afrique, restée longtemps d'importance secondaire pour la Russie post-soviétique. Si les investissements financiers russes et les échanges commerciaux avec les pays africains restent faibles, Moscou a désormais beaucoup d'ambitions pour ce continent. Outre les ventes d'armes, les formations pour les élites, l'envoi des conseillers militaires et des consultants politiques, cela se manifeste, notamment, à travers l'organisation d'un sommet Russie-Afrique en octobre prochain, où plus d'une cinquantaine de délégations de pays africains se rendront à Sotchi, en Russie. Cet événement est inédit. 

Alors qu'un mouvement de contestation au pouvoir a éclaté en Russie en juillet, la France et l'Europe font-elles suffisamment entendre leur voix pour dénoncer les nombreuses arrestations ? 

L'Europe semble aujourd'hui bien plus réticente à s'exprimer sur la politique intérieure russe qu'auparavant. D'abord, parce que beaucoup de dossiers stratégiques sont en discussion avec Moscou, donc elle ne souhaite pas miner ce dialogue avec des considérations de politique intérieure, alors que Moscou crie sans cesse à l'ingérence occidentale dans ses affaires. Ensuite parce que l'Occident a ses propres faiblesses internes et qu'il se sent peut-être moins légitime pour s'exprimer après la crise des migrants ou les manifestations des gilets jaunes en France. 

La Russie a récemment répondu en évoquant les affrontements entre gilets jaunes et policiers en France et les "méthodes répressives" utilisées à leur égard, selon Moscou. Même si les images des actions musclées de la police à Moscou et à Paris sont ressemblantes, les contextes qui y mènent ne sont absolument pas comparables [Vladimir Poutine a déclaré devant Emmanuel Macron qu'il "ne veut pas d'une situation telle que celle des gilets jaunes" avec les manifestations en Russie]. 

Pourquoi la justice russe souffle-t-elle le chaud et le froid vis-à-vis de la France ? Le banquier Philippe Delpal vient d'être libéré mais assigné à résidence, tandis qu'un autre Français, Gurvan Le Gall, a été condamné ce lundi à 10 mois de prison ferme pour avoir tenté de corrompre des policiers lors d'un contrôle d'identité. 

Le premier cas est très connu. Il a eu un vrai impact négatif sur les milieux des affaires. Le geste du Kremlin sur ce dossier - qui a aussi beaucoup mobilisé la diplomatie française - est apprécié à la veille de la rencontre entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron.

Le deuxième cas est moins médiatisé en Russie et en France. Comme le prouvent plusieurs affaires récentes en Russie, dont l'affaire du journaliste d'investigation russe Ivan Golounov, la médiatisation a une grande importance dans le dénouement positif des affaires. Le Kremlin montre qu'il reste maître de ses décisions, qu'il n'y a rien d'automatique dans le traitement des dossiers et joue, comme souvent, de l'incertitude.

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