Publié le 25/11/2019

Benjamin AUGE

Les articles de recherche et de presse expliquant la puissance des godfathers au Nigeria se multiplient à l'approche de chaque élection locale et nationale.

Alors que le président sortant Muhammadu Buhari a été réélu avec une confortable avance lors des dernières élections présidentielles au Nigeria[1], les résultats des élections sénatoriales organisées le même jour, soit le 23 février 2019, ont quant à elles enregistré la défaite de nombreux hommes politiques très puissants au niveau local ainsi que national ­– souvent appelés godfathers au Nigeria – et très impliqués dans le monde des affaires. Ces godfathers ne sont pas forcément eux-mêmes candidats. Ils peuvent juste se contenter de financer les campagnes de leurs protégés en échange d’influence et contrats lorsque ces derniers sont élus[2]. Ils peuvent aussi avoir exercé eux-mêmes des responsabilités puis avoir estimé qu’il serait plus profitable pour eux de rester dans les coulisses en manipulant des élus leur étant dévoués. La mise à l’écart de plusieurs figures politiques de poids en 2019 constitue une nouveauté dans un pays où faire campagne demeure excessivement coûteux mais où il semble devenu de plus en plus difficile de s’assurer d'être élu grâce aux seuls moyens pécuniaires.

Le godfatherism : une tradition très ancrée au Nigeria

Les articles de recherche[3] et de presse[4] expliquant la puissance des godfathers au Nigeria se multiplient à l’approche de chaque élection locale et nationale. Le concept de godfathers a d’ailleurs existé dès la fondation du Nigeria en 1960 avec certaines personnalités politiques marquantes qui via les trois principaux partis politiques de la première république – Northern Peoples Congress (NPC), Action Group (AG) et National Congress of Nigerian Citizens (NCNC) – ont encadré et épaulé des quantités de jeunes leaders. C’est le cas d’Ahmadu Bello (NPC) qui a dominé le nord du pays jusqu’à son assassinat en 1966, ou du premier président du pays puis leader du mouvement biafrais dans les années 1960, Nnamdi Azikiwe (du parti NCNC), et enfin Obafemi Awolowo (affilié à l’AG).

Cette première génération de godfathers est qualifiée par certains chercheurs nigérians comme celle ayant poussé et épaulé des hommes politiques non pas forcément dans le but premier de s’enrichir mais dans l’espoir de construire les fondations d’un Nigeria indépendant, en manque de cadres. Après une succession de régimes militaires entre 1967 et 1998 – avec le court intermède démocratique de Shehu Shagari entre 1979 et 1983 –, une deuxième phase du godfatherism a commencé avec le retour à la démocratie après la mort de Sani Abacha en 1998 puis l’élection d’Olusegun Obasanjo une année plus tard. À partir de cette époque, une nouvelle classe d’homme d’affaires s’est présentée aux élections sénatoriales, parlementaires, de gouverneurs, et ont ensuite désigné leur successeur lorsqu’ils n’étaient plus eux-mêmes en capacité de se représenter. La matrice de ce godfatherism a été symbolisée par la plate-forme du People’s Democratic Party (PDP) qui a largement remporté les élections de 1999 (56 % des sièges au Sénat, 57 % au Parlement, 23 gouverneurs sur 36 et 62 % pour Obasanjo à la présidentielle).

Certains des pionniers de cette époque de la fondation du PDP restent toujours très influents, même sans occuper le moindre poste électif. Le cas le plus emblématique est probablement celui de Bola Tinubu, ex-gouverneur de Lagos entre 1999 et 2007 et fondateur en 2013 avec Muhammadu Buhari du parti actuellement au pouvoir, le All Progressives Congress (APC). Bola Tinubu a désigné Babatunde Fashola comme son successeur en tant que gouverneur, puis, en 2015, l’a fait nommer au gouvernement comme ministre du Logement, de l’Électricité et des Travaux publics. Babatunde Fashola a ensuite été reconduit en mai 2019 au même portefeuille. Lors du départ de Babatunde Fashola pour le gouvernement, Bola Tinubu a désigné l’avocat Akinwunmi Ambode pour prendre les rênes de l’État de Lagos. Comme ce dernier ne convenait plus à Bola Tinubu car il n’était pas suffisamment reconnaissant envers son « parrain », il l’a empêché de faire un second mandat en se servant de son influence pour faire triompher à la primaire de l’APC[5] un autre candidat réputé plus loyal, Babajide Sanwo-Olu. Ce profil de « faiseur de rois » peut se retrouver dans la plupart des régions du Nigeria. Ainsi, des hommes politiques, qui n’ont pas nécessairement une dimension nationale même si c’est souvent le cas, influencent l’élection de leur successeur lorsqu’ils ne veulent ou ne peuvent plus se représenter[6]. En cas de pacte brisé entre le parrain et son obligé, par absence d’influence réelle et/ou de non-retour sur investissement, les godfathers s’arrangent pour écourter pendant ou après la fin du premier mandat la carrière de leur ancien poulain. Cependant, ce cas de figure n’est pas toujours possible car l’élu bénéficiant des moyens de l’État ou de sa circonscription peut parfois ne plus avoir besoin de son godfather et être en capacité de l’écarter[7].

Des vétérans de la politique battus aux élections

Bukola Saraki était l’une des personnalités les plus en vue lors de la primaire organisée en octobre 2018 pour désigner le futur candidat du People’s Democratic Party (PDP) à la présidentielle mais il a finalement terminé troisième. Président du sénat depuis 2015, il a également perdu en février les élections sénatoriales dans son État de Kwara (sud-ouest). Bukola Saraki avait quitté en 2018 l’APC après s’être opposé frontalement pendant quatre ans au président Muhammadu Buhari. Cet échec aux sénatoriales est loin d’être anecdotique. La famille Saraki domine politiquement cet État depuis des décennies. Avant d’entrer au Sénat en 2015, Bukola Saraki a été deux fois gouverneur entre 2003 et 2011, alors que sa sœur Gbemisola Ruqayyah Saraki était sénatrice. Cette dernière a d’ailleurs été nommée vice-ministre des Transports dans le gouvernement constitué par Buhari en août 2019, en récompense pour s’être opposée publiquement à son frère. Le père de Bukola et Gbemisola, Olusola Saraki, avait lui aussi été sénateur dans les années 1980. Malgré les sommes que Bukola Saraki a déboursé pour sa réélection en février 2019, son concurrent Ibrahim Yahaya Oloriegbe (APC) a recueilli deux fois plus de bulletins de vote. Le candidat appuyé par Bukola Saraki au poste de gouverneur de Kwara, Abdulrazaq Atunwa, a également échoué. L’APC a mis d’importants moyens pour écarter Bukola Saraki. Le ministre de la Communication du gouvernement fédéral depuis 2015, Lai Mohammed, vient de l’État de Kwara et s’est largement impliqué dans la campagne pour faire perdre Bukola Saraki. Une campagne massive appelée « O-To-Ge[8] » pour appeler au départ de la dynastie Saraki a été massivement relayée à Kwara.

Un autre cas significatif est celui de Rabiu Kwankwaso. Cet ancien ministre de la Défense et ex-gouverneur du deuxième État le plus peuplé du pays, Kano, a aussi vu son successeur désigné, Aliyu Sani-Madawakingini, perdre face au candidat de l’APC, Malam Ibrahim Shekarau. Rabiu Kwankwaso était sénateur de Kano depuis 2015 mais ne s’était pas représenté et avait vigoureusement soutenu le candidat du PDP dans sa circonscription. L’homme fort de Kano ne pourra ainsi plus avoir de prise directe sur la politique locale.

Les leaders de l’APC chutent aussi

Les échecs aux élections sénatoriales n’ont pas concerné que des personnalités d’opposition. Plusieurs poids lourds de l’APC ont également été battus. C’est le cas par exemple du sénateur George Akume, défait après une longue carrière locale et nationale, il fut deux fois gouverneur de l’État de Benue et sénateur depuis 2011. Même constat d’échec pour Godswill Obot Akpabio, deux fois gouverneur d’Akwa Ibom dans le delta du Niger, puis sénateur à partir de 2015. Godswill Obot Akpabio est passé du PDP à l’APC à l’été 2018. Ce choix lui a été fatal dans un État largement dominé par le parti d’opposition. Il n’a donc pas été réélu sénateur. Cependant, George Akume est devenu ministre des special duties (titre désignant la gestion de dossiers de différentes natures que voudra bien lui confier le président) alors que Godswill Obot Akpabio est devenu ministre du delta du Niger.

Quelles leçons à tirer des échecs de ces personnalités ?

Les défaites de ces hommes politiques du parti au pouvoir, comme d’opposition, démontrent que le Nigeria change peu à peu. Les électeurs, dont la grande majorité est plutôt jeune, ne sont plus connectés avec ces personnalités à la longue carrière politique même s’ils déversent des millions de dollars pour se faire réélire. Ceci est d’autant plus vrai lorsque durant leur mandat d’élu local ils résident quasi exclusivement à Abuja, s’éloignant ainsi considérablement de leur base. Des problématiques locales peuvent aussi faire tomber ces godfathers. Les conflits entre éleveurs et agriculteurs dans l’État de Benue ont certainement coûté cher à George Akume. Ce dernier ayant payé la relative apathie du gouvernement de Muhammadu Buhari en vue de circonscrire ces violences dans lesquelles plusieurs milliers de personnes ont perdu la vie au Nigeria au cours de la seule année 2018[9]. Enfin, la chute d’Akpabio à Akwa Ibom démontre que le nomadisme politique à quelques mois des élections ne paye plus forcément. Dans certaines zones, on ne vote pas pour un nom mais pour un parti. Et ce, quels que soient les moyens dont disposent le leader local pour s’assurer du soutien populaire.

Le déclin des godfathers est à replacer dans le contexte d’un pays où le nombre de votants ne cesse de décroître en proportion : seuls 30 % des citoyens ayant récupéré leur carte électorale se sont effectivement déplacés le jour du vote. Ce pourcentage est d’un peu plus de 20 % si l’on prend en compte les Nigérians n’ayant pas retiré leur carte électorale (12 millions). Il n’est évidemment pas question ici de considérer que le système des « parrains » et le règne de l’argent est terminé au Nigeria. Mais bien de constater que les godfathers ou leurs « poulains » ne peuvent plus se contenter de leur argent ou celui d’un autre pour se faire élire ou conserver leur poste politique. L’élection, en novembre 2019, de l’homme d’affaires David Lyon (APC) comme gouverneur de l’État pétrolier de Bayelsa (un bastion du PDP depuis 1999) démontre que le pouvoir en place sait mettre les moyens nécessaires lorsque l’enjeu politique en vaut la chandelle. Les élections des gouverneurs restent probablement un échelon où les « faiseurs de rois » peuvent faire la différence. En effet, à Bayelsa, l’ancien gouverneur et actuel secrétaire d’État au pétrole, Timipre Sylva, a su mobiliser son réseau clientélaire et ses ressources pour s’assurer que l’APC s’emparerait de son premier État dans cette région acquise à l’opposition.

 

[1]. Muhammadu Buhari a remporté cette élection avec 15,19 millions de voix contre 11,26 millions pour Atiku Abubakar. Tous les résultats sont consultables sur le site de l’autorité indépendante, l’INEC, chargée des élections au Nigeria : www.inecnigeria.org [1].

[2]. Prince Arthur Eze est un des exemples parmi les hommes d’affaires les plus prospères du pays – via sa société pétrolière Oranto présente dans une dizaine d'État africains – qui n’a pourtant jamais concouru à la moindre élection, préférant financer les campagnes de « poulains » en échange d’influence. Dans son État d’Annambra dans le sud-est, il va jusqu’à dicter à son « obligé » de candidat-gouverneur la liste des futurs commissionners (ministres à l’échelon local au Nigeria) et le pourcentage des revenus de l’État lui revenant en cas de victoire. Cependant, son candidat, Tony Nwoye n’a finalement pas gagné les élections en 2017. Voir : J. Ukwu, « Anambra guber: Tony Nwoye Enmeshed in Godfatherism Scandal ahead of APC Primary », Legit, 2017, disponible sur : www.legit.ng [2].

[3]. On peut citer notamment A. Abdullahi et R. Tunde Sakariyau, « Democracy and Politics of Godfatherism in Nigeria: The Effect and Way Forward », International Journal of Politics and Good Governance, vol. 4, 2013. Cet article montre, par des exemples concrets, la violence de la domination des godfathers sur leurs protégés. Ces derniers étant parfois obligés de signer une lettre de démission non datée, sorte de contrat moral avec leur « parrain ». Évoquons aussi l’article : A. Adeoye « Godfatherism and the Future of Nigerian Democracy », African Journal of Political Science and International Relations, juin 2009. Dans ce travail, l’auteur démontre que certains hommes politiques au Nigeria se sont passés de parrains et ont pourtant gagné les élections tel que Adams Oshiomhole lorsqu’il est devenu en 2008 le gouverneur d’Edo (Oshiomhole est l’actuel président du parti APC, au pouvoir) et que ce phénomène n’est pas uniforme dans le pays mais qu’il a basculé dans certains endroits en véritable terreur sur les électeurs et en confiscation totale de la démocratie.

[4]. « Nigeria Election 2019: How ‘Godfathers’ Influence Politics », BBC News, 4 février 2019.

[5]. « Former Lagos Governor Ambode Feels the Wrath of the Kingmaker », The Africa Report, 29 août 2019.

[6]. Un gouverneur au Nigeria ne peut faire que deux mandats successifs à la tête d’un État. Il doit donc obligatoirement céder sa place au bout de huit ans en espérant pouvoir jouir ensuite de la même influence en aidant son successeur à se faire élire grâce à des moyens financiers et politiques conséquents.

[7]. D’une certaine manière, c’est ce qui s’est passé pour Olusegun Obasanjo avec les deux derniers présidents. Il a soutenu Goodluck Jonathan pour devenir vice-président en 2007 puis l’a ensuite largement critiqué quelques années après, lorsqu’il est devenu président suite à la mort d’Umaru Yar’Adua. Il a notamment publié dans la presse en décembre 2013 un long texte intimant à Goodluck Jonathan de ne pas se représenter en 2015 en critiquant sa faiblesse et ses manquements. Le cas est identique avec Muhammadu Buhari, qu’Olusegun Obasanjo a pourtant soutenu en 2015 face à Goodluck Jonathan. Pour Goodluck Jonathan et Muhammadu Buhari, Olusegun Obasanjo a mis tout son poids politique et financier derrière leur élection au sommet de l’État mais comme il n’a par la suite pas eu l’influence qu’il souhaitait auprès d’eux, il les a officiellement critiqués et a soutenu leur opposant.

[8]. « Saraki: O-To-Ge! », Saharareporters, 12 mars 2019, disponible sur : saharareporters.com [3]. O-To-Ge pourrait se traduire en Yoruba par « assez et assez ».

[9]. International Crisis Group, « Stopping Nigeria’s Spiralling Farmer-Herder Violence », Report n° 262, juillet 2018, disponible sur : www.crisisgroup.org [4].