Publié le 24/12/2019

Dalia GHANEM, interrogée par Marc Sémo pour Le Monde.

Pour la spécialiste de l’Algérie Dalia Ghanem, des mesures coercitives contre le Hirak « seraient une terrible erreur » après la mort, lundi, du chef d’état-major et vice ministre de la défense, Ahmed Gaïd Salah. 

Spécialiste de l’Algérie, Dalia Ghanem est chercheuse résidente au Carnegie et à l’Institut français des relations internationales. Elle analyse la nouvelle donne créée par la mort d’Ahmed Gaïd Salah.

La mort de Gaïd Salah ouvre-t-elle une période d’incertitude ?

Il était l’homme fort du pays depuis le départ d’Abdelaziz Bouteflika fin mars. Sa mort ouvre une période d’incertitude, mais surtout de reconfiguration des rapports de force au sommet de l’Etat. Gaïd Salah avait parachuté Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République. Ce dernier n’a pas été élu comme veut le faire croire le pouvoir, mais réellement « choisi » par l’armée, et notamment Gaïd Salah qui était son soutien le plus important.

Aujourd’hui, nous avons un président d’emblée très affaibli, pris en étau entre une rue qui le rejette et une armée qui l’a imposé mais à qui il devra payer le prix fort : une allégeance, sinon une soumission inconditionnelle. Le Hirak, le mouvement de protestation populaire qui a débuté en février, considère Tebboune comme illégitime et refuse de le reconnaître. C’est pour cette raison qu’une négociation est cruciale pour pouvoir lui conférer un minimum de légitimité.

La marge de manoeuvre du président est donc très réduite...
Le président Tebboune se retrouve sous pression de cette rue qui veut réécrire le pacte social et d’un état-major qui a porté ce pré sident et qui donc continuera à tirer les ficelles. Dans son ensemble, la société algérienne veut sortir du paradigme parental qui prévaut depuis l’indépendance du pays en 1962. En vertu de ce paradigme, la société fonde son rapport à l’Etat sur un pacte d’échange implicite lui donnant le pétrole, qu’elle a payé au prix fort (entendez un million et demi de martyrs de la guerre de libération) en contrepartie d’un Etat-providence. Cet Etat dispose discrétionnairement des richesses nationales mais garantit leur redistribution sous forme de services publics, de subventions généreuses,et de prébendes politiques. L’armée choisit le président et le peuple valide son choix par les urnes. Ce paradigme est dans l’impasse. La chute des prix du pétrole en 2014, l’explosion démographique, la crise du logement, le chômage, les nouvelles habitudes de consommation, l’urbanisation, etc., ont obligé le gouvernement à interrompre sa «générosité». Il n’est plus en mesure d’acheter la paix sociale comme il l’a fait en 2011, lors du «printemps arabe ». Il en résultera à n’en point douter un fort sentiment d’exclusion, similaire à un déni parental, et une violence non pas destructrice comme celle des années 1990, mais plutôt fondatrice d’un nouveau lien social et d’un Hirak où les Algériens se retrouveront pour la première fois tous unis pour un même désir de transparence et de démocratie.
 
Des rumeurs complotistes circulent autour de la soudaineté de la mort de Gaïd Salah...
La rumeur politique est une constante en Algérie. On se sou vient notamment de celles sur les causes du décès de Houari Boumediene ou encore de celles donnant Bouteflika pour mort. Des rumeurs complotistes, il y en aura toujours en Algérie tant qu’une forte culture du secret régnera et que le fonctionnement du pouvoir restera opaque. Les rumeurs sur la mort suspecte de Gaïd Salah sont une prise de parole par dé faut de citoyens qui se sentent impuissants face à des centres de décision et des cercles de pouvoir occultes. Elles racontent des his toires fausses pour souligner un vrai problème: le manque de transparence du pouvoir.
 
Gaïd Salah avait affirmé ne pas vouloir utiliser la manière forte face au Hirak. En sera-t-il de même de son successeur, le général Saïd Chengriha ?
Nous ne disposons pas de beaucoup d’éléments biographiques sur le général Chengriha. Attendons ses premières apparitions et discours publics pour connaître
ses intentions. Un recours à la ré pression ne peut émaner de lui seul, il doit procéder d’un consensus au sommet de l’état-major. Dans les moments de crise, les divers clans de l’armée font bloc. Des mesures coercitives contre le Hirak seraient une terrible erreur car elles mettraient en danger la cohésion interne de l’armée, qui est surtout une armée de conscrits, et la garante de l’unité nationale. Un schisme serait à craindre au sein de l’armée entre les officiers supérieurs et les soldats. 
 
Le Hirak est-il menacé ?
Au contraire, je pense que la nouvelle donne risque de galvaniser le Hirak, qui devrait en profiter pour se structurer et faire pression sur le nouveau président pour plus de concessions, notamment sur la question des détenus politiques et celles des libertés individuelles. Il est crucial pour le Hirak de faire émerger des représentants pour élaborer une feuille de route et négocier avec le nouveau président. Aucun mouvement social ne peut conti nuer indéfiniment ainsi. Il est vrai que les Algériens ont encore en tête l’expérience du mouvement citoyen des aarchs en Kabylie en 2011 et de la cooptation par le pouvoir de ses leaders, d'où leur réticence aujourd’hui à désigner des porte-parole. Cela étant, un minimum d’institutionnalisation est requis afin de protéger le mouvement et ses acquis. Le Hirak a brisé le mur de la peur et s’est réapproprié l’espace public.
 
 
 

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