Publié le 11/02/2020

Thomas GOMART, cité par Jean-Pierre Stroobants dans Le Monde

Les discussions sur l’autonomie stratégique se heurtent aux divergences franco-allemandes quant à la place du nucléaire dans la sécurité de l’UE. Le discours d’Emmanuel Macron, qui a prôné, vendredi 7 février, une mobilisation des Européens pour la définition d’un « dialogue stratégique » incluant la dissuasion nucléaire et une réflexion sur la « dimension authentiquement européenne » des forces nucléaires de la France, n’a pas suscité d’engouement au siège des institutions de l’Union.

Plutôt de l’embarras, tant ces questions majeures paralysent apparemment les Vingt-Sept.

Depuis quelques mois, et surtout depuis les propos du président sur la « mort cérébrale » de l’OTAN, la question de la protection de l’Europe, voire de son autonomie dans le domaine stratégique, est pourtant bel et bien devenue un sujet-clé. Toutefois, si les Vingt-Sept aiment à parler de l’objectif – une défense européenne forte –, ils peinent à définir les moyens pour l’atteindre. Ainsi, comme l’a évoqué M. Macron, le Fonds européen de défense, censé apporter un soutien financier aux projets développés en commun et favoriser une base industrielle innovante, n’est pas assuré de disposer d’un financement adéquat pour 2021, date de son vrai démarrage.

Ligne officielle

Interrogé par Le Monde sur l’hypothèse d’une éventuelle dissuasion nucléaire « européanisée », l’entourage de Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité, rappelle seulement que l’objectif principal de l’Union reste la poursuite du désarmement nucléaire, conformément au traité sur la non-prolifération (TNP). Les trois piliers de ce texte (désarmement, utilisation pacifique de l’atome et non-prolifération) sont jugés « essentiels pour la paix, la sécurité et la stabilité », affirme Bruxelles. L’UE entend donc continuer à promouvoir « la mise en œuvre complète, équilibrée et intégrale » du plan d’action de la conférence d’examen.

Ce cénacle se réunit tous les cinq ans pour évaluer l’application du TNP, entré en vigueur en 1970. La crise de confiance quant à la portée et l’efficacité du texte était évidente mais, en 2010, les Etats parties avaient réaffirmé leur engagement à endosser le document et plaidé pour un plus grand respect des obligations qu’il contenait, ainsi que pour le renforcement du régime de non-prolifération. C’est toujours la ligne officielle de l’UE, qui évoque encore la nécessaire « universalisation » du TNP.

« Il n’existe pas, par ailleurs, de position commune de l’Union sur le traité d’interdiction des armes nucléaires », soulignent les services de M. Borrell. Deux pays membres seulement, l’Autriche et l’Irlande, ont effectivement voté, à la fin de 2016, une directive de l’ONU visant à instaurer cet autre traité (TIAN), qui prône l’interdiction, la fabrication, les transferts, l’emploi et la menace d’emploi de l’arme nucléaire. La France, comme l’ensemble des puissances nucléaires, a boycotté l’adoption du texte, voté par 81 pays, mais ratifié par 35 seulement à ce stade. Les Pays-Bas s’étaient opposés formellement au texte. Les autres Européens n’ont pas déterminé leur position.

Divergences franco-allemandes

M. Macron réaffirme, lui, l’impératif de la dissuasion et prône, en parallèle, une Europe « qui fasse entendre sa voix » dans une nouvelle négociation sur la stabilité stratégique et la maîtrise des armements. A Bruxelles, un diplomate commente : « Ce qu’il a dit d’une culture stratégique commune et la question qu’il pose quant au rôle de l’arme nucléaire française dans la défense de l’Europe mérite un débat. Mais il sera tellement difficile que beaucoup voudront surtout l’éviter ! » Un autre expert du dossier ajoute : « Mentionner un pilier européen au sein de l’OTAN suffira à braquer certains atlantistes. Heureusement, le président a pris soin de réaffirmer l’engagement de son pays au sein de l’Alliance. »

Le propos présidentiel aura-t-il un effet réel ? « Beaucoup dépendra, comme d’habitude, de Berlin. Mais pour ce qui est de l’objectif ultime de l’autonomie stratégique, il y a un gros doute… », suggère une source allemande.

  • Les progrès dans ce domaine se heurtent précisément à des divergences franco-allemandes quant à la place du nucléaire dans la sécurité de l’Union, ainsi que sur la réorganisation des industries d’armement et la nature des opérations militaires extérieures, souligne Thomas Gomart, directeur de l’IFRI et auteur de L’Affolement du monde (Taillandier, 2019).

Autre obstacle pour les projets présidentiels : à Paris, des experts mettent en garde contre une mutualisation des efforts avec des partenaires européens qui ont peu investi dans leurs outils de défense au cours des dernières années.

Aujourd’hui, des pays européens se remobilisent, sous la forte pression du président américain, Donald Trump. Pas assez, toutefois, pour en arriver à la « capacité d’action autonome » évoquée par le président français et les rendre totalement « crédibles et efficaces » au sein de l’OTAN, ou pour leur propre défense.

  • L’enjeu de l’autonomie stratégique européenne pourrait donc être principalement de « tirer l’outil militaire français vers le haut afin de renforcer la crédibilité stratégique des Européens, et non vers le bas, au risque d’accélérer leur marginalisation », souligne M. Gomart.

D’autres spécialistes indiquent que, en réalité, les Européens ne définissent même pas de manière identique cette autonomie : elle ne doit être qu’industrielle pour certains, militaire pour d’autres – qui ne précisent pas nécessairement les outils à mettre en place pour atteindre ce but. Les questions des budgets nécessaires et de la prise de décision (avec ou sans unanimité ?) restent, elles aussi, en suspens au sein des Vingt-Sept.

Le président français semble, en revanche, avoir l’oreille de M. Borrell : « Certains points du discours de M. Macron font largement écho au travail entrepris, indique Virginie Battu-Henriksson, une porte-parole du haut représentant. Par exemple, l’idée que l’Union doit assumer une plus grande responsabilité pour sa propre sécurité et être capable d’agir dans son voisinage. »

Samedi 8 février, M. Borrell publiait, en tout cas, un texte intitulé « Miser sur la puissance européenne » [1]. En soulignant que l’UE ne souffrait pas d’un manque de puissance, mais bien d’une volonté insuffisante pour « additionner ses forces, assurer leur cohérence et en optimiser les effets ».

[2]

Copyright Le Monde

Lire l'article sur Le Monde.fr [3]