Publié le 28/04/2020

Corentin BRUSTLEIN

Depuis que la pandémie de COVID-19 a frappé le territoire français, les forces armées ont été sollicitées afin d’appuyer directement les pouvoirs publics et contribuer à protéger une nation touchée par une crise sans précédent. L’anticipation et la préparation de l’avenir figurant parmi les missions essentielles des armées comme de l’ensemble de la défense, il importe de dépasser les mesures d’urgence et de se projeter au-delà de l’horizon actuel, dominé par les considérations sanitaires. À moyen et long termes, la pandémie induit en effet des défis importants pour le secteur de la défense.

Les paradoxes de la rhétorique guerrière

La mobilisation des forces armées en appui des pouvoirs publics a été rapide et efficace. Prenant la forme de l’opération Résilience, lancée le 25 mars 2020 – soit une semaine après le début du confinement – elle s’est déclinée en trois dimensions : soutien médical et sanitaire pour soulager des structures civiles (déploiement de l’Élément militaire de réanimation, évacuations de patients par voies aériennes, navales et terrestres, activation des hôpitaux d’instruction des armées, etc.), soutien logistique (en métropole comme Outre-mer) et surveillance et protection d’emprises civiles face au risque de vols. La réactivité, le sang-froid et l’adaptabilité des armées comme l’enjeu de la mission – contribuer à l’effort national visant à enrayer la progression de la pandémie – justifiaient pleinement ce recours.

Le choix présidentiel d’inscrire la réponse à la pandémie dans une rhétorique guerrière, qui s’explique par une volonté de mobiliser la nation contre un péril indiscutable, apparaît pour sa part plus discutable. La guerre, faut-il le rappeler, est un affrontement violent, organisé et finalisé entre entités politiques. Or, la pandémie tue, mais sans volonté humaine, ni violence physique. Le virus mute mais ne s’adapte pas à dessein à nos défenses avec pour finalité ultime de nous soumettre. Il ne poursuit pas de plan, et malgré ses caractéristiques redoutables, la recherche médicale a permis de mettre en œuvre des protections efficaces entravant sa progression.

Le recours à la rhétorique guerrière est en outre porteur de paradoxes. D’abord, le registre guerrier semble placer l’armée en première ligne là où celle-ci ne peut avoir qu’un rôle d’appui, nécessairement limité dans son ampleur. Cet appui précieux, spécialisé, réactif, n’a pas vocation à durer, alors même que la société dans son ensemble – civils comme militaires – est, elle, confrontée au défi d’une adaptation sur le temps long de ses pratiques et priorités. Ensuite, plus les armées seront durablement sollicitées, plus elles risqueront d’entamer significativement leurs capacités opérationnelles, alors même que nombre d’effets d’aubaine se profilent, dont nos adversaires et rivaux – humains et déterminés, eux – sauront hélas tirer profit. La vigilance est donc plus que jamais nécessaire, eu égard tant à l’état de nos moyens que des sources de menace.

Pendant la « guerre », la guerre continue

Dès les premières semaines de la pandémie se sont multipliées les preuves que la compétition stratégique se poursuivait et que les appétits de puissance n’avaient pas cédé la place à un nouvel âge de coopération et d’entraide. La guerre de l’information et les opérations d’influence battent leur plein, que ce soit à propos du COVID-19 ou sans lien avec celui-ci. Les cyberattaques d’origine étatique voient leur nombre croître pour exploiter les vulnérabilités logicielles et psychologiques de sociétés contraintes au télétravail de manière massive et précipitée. Surtout, que ce soit dans le détroit de Taïwan, dans le golfe Persique ou sur les approches aériennes et navales de l’Europe, les pratiques d’intimidation stratégique n’ont jamais cessé, pas plus que les combats au Yémen, dans le Sahel, autour du lac Tchad ou en Libye. La pandémie ne se substitue pas aux autres défis sécuritaires auxquels nous étions confrontés, elle s’y ajoute. Elle pourrait même les exacerber, voire en créer de nouveaux, en déstabilisant des systèmes sociaux et sanitaires les plus fragiles, en meurtrissant des populations déjà affaiblies par la guerre et en creusant des vides sécuritaires que ne manqueront pas de combler les opportunistes en tous genres.

Un deuxième type d’effet déstructurant doit être anticipé à moyen et long termes. Même pour des puissances parmi les plus développées économiquement et technologiquement, il faudra des années pour se rétablir pleinement du choc initial causé par la pandémie. Pendant cette période, la tentation du renfermement sera forte pour des États – États-Unis, France, Royaume-Uni, etc. – qui sont, sur le plan militaire, parmi les plus actifs sur des théâtres extérieurs. Chaque décision de désengagement d’une opération extérieure est susceptible d’alourdir le fardeau des autres nations participantes et, dans les cas extrêmes, de compromettre jusqu’à la soutenabilité d’une mission. Notre aptitude à agir collectivement pour stabiliser des zones de crise et contrer d’éventuels adversaires va être mise à rude épreuve dans les prochaines années.

Or, tous les États ne sortiront pas affaiblis dans les mêmes proportions de la crise actuelle, et tous ne réagiront pas à l’affaiblissement en faisant le choix du repli. Le croisement des ambitions géopolitiques, de la redistribution de la puissance mondiale, des effets d’aubaine locaux pose ainsi la question fondamentale de la préservation, sur le temps long, de notre réserve stratégique – à savoir notre capacité à pouvoir produire de la puissance militaire sur court préavis pour faire face à un péril inattendu.

Réserve stratégique et régénération

La défense est par définition l’un des domaines dans lesquels le maintien d’une continuité de l’État est indispensable. L’ampleur mondiale de la crise sanitaire actuelle interdit de baisser la garde pour les missions vitales en assurant la permanence de la dissuasion nucléaire, le maintien des postures permanentes de sûreté, de l’échelon national d’urgence, ainsi que des capacités de cyberdéfense et de renseignement. Si celles-ci constituent un socle indispensable permettant de se prémunir des principales formes d’agression, il est plus que jamais nécessaire de poursuivre l’effort de régénération du potentiel des armées amorcé par la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025.

Depuis le début de la pandémie, les armées ont encore prouvé leur résilience et leur souplesse d’emploi, ceci malgré une décennie de coupes budgétaires drastiques dont la LPM actuelle n’a pu que commencer à compenser les effets. Que ce soit en raison de la mise en œuvre de Résilience ou des mesures de confinement, la pandémie a d’ores et déjà fragilisé les armées, tant en termes de recrutement que de préparation opérationnelle. Au cours des semaines et mois qui viennent, il faudra faire face à l’usure de soldats déployés en opération sur des durées prolongées et continuer d’assurer le maintien en condition opérationnelle des équipements – autant de défis qui s’ajoutent aux axes d’efforts déjà poursuivis depuis plusieurs années afin de préparer l’avenir. Le caractère singulier du secteur de la défense dans une perspective de relance économique[i] [1], la possibilité d’une nouvelle surprise stratégique et d’une intensification de l’opportunisme agressif doivent nous inciter à regarder au-delà de l’horizon pour ne pas affaiblir notre autonomie stratégique.

 

[i] [2]. Groupe de réflexions Mars, « L’investissement dans la défense rapporte plus que ce qu’il coûte », La Tribune, 27 avril 2020, disponible sur : www.latribune.fr [3].