Publié le 20/05/2020
La chancelière Angela Merkel, Bruxelles, 17 octobre 2019

Hans STARK, interview par Sarah Halifa-Legrand dans L'OBS

Que se passe-t-il donc chez nos voisins allemands ? Angela Merkel vient de lever deux tabous en acceptant un plan de relance et une mutualisation de la dette européenne. « C’est une évolution majeure », analyse Hans Stark, conseiller pour les relations franco-allemandes à l’Ifri.

Le plan de relance européen proposé par le couple franco-allemand a levé, à la surprise générale, le tabou allemand de la mutualisation des dettes européennes, puisqu’il propose que la Commission européenne s’endette à hauteur de 500 milliards d’euros et verse ensuite cet argent, par le canal communautaire, aux Etats, régions et secteurs qui ont été le plus touchés par le coronavirus. Est-ce que cela signifie un changement de paradigme du côté allemand ?

C’est un changement fondamental. Face à ce qui est considéré comme la pire crise depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a accepté de changer de position sur deux outils fondamentaux. Elle a donné son aval à un programme de relance, alors que depuis dix ans elle considérait que le salut était dans les plans d’austérité, la restructuration des entreprises et des forces du marché. Et elle vient de briser le tabou de la mutualisation de la dette, alors que jusqu’à présent elle s’y était refusée, y compris dans le contexte du coronavirus, craignant d’ouvrir la boîte de Pandore. C’est une évolution majeure : aujourd’hui, c’est la politique qui commande à la sphère économique, et non l’inverse. Mais je ne crois pas que ce soit pour autant un changement d’ère : cela ne signifie pas qu’il y aura désormais une européanisation générale de la dette publique, quel que soit le contexte.

Comment expliquez-vous que Merkel ait accepté de lever ces deux tabous ?
 
Il ne faut pas sous-estimer l'action de la Commission européenne qui n'a pas relâché la pression afin qu'un accord pour un plan de relance se dessine dans l'Union européenne. La présidente de la Commission, l'Allemande Ursula von der Leyen, joue à fond la carte européenne, et a un accès privilégié à la chancelière. On a vu aussi la grande presse allemande, y compris conservatrice comme le « Frankfurter Allgemeine Zeitung » ou le « Spiegel », estimer ces dernières semaines que la réponse allemande n'était pas suffisante face aux dizaines de milliers de victimes en Italie, en Espagne et en France, et qu'elle risquait de nuire à l'idée européenne et à la cohésion du marché unique dont l'économie allemande est dépendante. Elle est elle aussi touchée par le coronavirus, et elle a besoin d'exporter. Elle ne peut donc se permettre de voir le Sud de l'Union européenne décrocher. Il y a eu de plus en plus de prises de position ces dernières semaines, y compris de la part d'économistes plutôt conservateurs, concluant sur la nécessité de procéder par des dotations plutôt que du crédit. La logique est celle-ci : la dette publique italienne commence réellement à être insoutenable et va finir par nécessiter un allègement au moins partiel, voire plus. Autant procéder par des dotations. Le terrain était donc déjà déblayé. Mais si Merkel a pris cette décision, c'est aussi parce qu'elle dispose aujourd'hui d'une marge de manoeuvre accrue. Elle qui était dans une situation difficile depuis 2017, reprend des forces sur le plan politique. On l'avait déjà observé en début d'année, avec la démission de sa dauphine désignée Annegret Kramp-Karrenbauer, qui avait clairement montré que la chancelière restait le vrai leader. Puis les sondages ont montré que les Allemands sont globalement très contents de la façon dont Angela Merkel gère le dossier
de la crise sanitaire. Les ingrédients qui ont permis cette évolution de la position allemande étaient réunis : du fait de l'ampleur de la crise, elle a plus de poids sur le plan politique et elle bénéficie du soutien de nombreux économistes, y compris très orthodoxes en matière de respect des règles budgétaires.
 
Merkel était-elle au fond déjà favorable à cette mutualisation des dettes ? Ou a-t-elle évolué en même temps que l'opinion allemande ?
 
Elle a certainement évolué. C'est quelqu'un qui va au bout de la logique, en pesant le pour et le contre, avant d'arriver à une conclusion.
 
Vous dites que de plus en plus d'économistes soutiennent l'idée de ce plan de relance. Qu'en est-il de son entourage ?
 

Le ministre des Finances, Olaf Scholz, qui est un social-démocrate, est plutôt réservé. Il a d'ailleurs dit qu'avant d'être social-démocrate, il est ministre des Finances. Mais à l'échelle nationale, il propose lui aussi des transferts financiers des Länder les plus prospères vers les Länder les plus en difficulté pour faire face à l'impact économique de la crise sanitaire. Quant au ministre de l'Economie, Peter Altmaier, c'est un pro-européen convaincu, qui parle couramment l'anglais, le français et le néerlandais ; qui a fait une partie de sa carrière à Bruxelles ; et qui a été, en tant que ministre de la chancellerie, le plus proche collaborateur d'Angela Merkel pendant quelques années. C'est lui, sans doute, qui a très largement convaincu Angela Merkel d'aller vers un plan de relance avec une mutualisation des dettes.

Comment ce plan est-il accueilli en Allemagne ?

Ça grince forcément des dents à l'extrême droite, ainsi que dans le camp de Merkel. Mais je pense qu'elle aura une majorité au Bundestag. Les Verts et les sociaux-démocrates devraient voter pour, de même qu'une large partie des chrétiens-démocrates.

L'arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe critiquant les plans d'aide de la Banque centrale européenne (BCE), qui a été rendu le 5 mai et a fait grand bruit, a-t-il servi paradoxalement à faire avancer la cause des partisans de ces plans ?

Le plan de relance franco-allemand se base sur une analyse de la situation économique et des mesures qui s'imposent. Il était déjà en préparation. Je pense que même sans l'arrêt de la Cour constitutionnelle, on aurait eu cette décision sur la mutualisation de la dette. Ceci étant dit, cet arrêt met l'Allemagne dans l'embarras. Il fait peser sur elle la menace d'une éventuelle procédure d'infraction, brandie par la Commission, alors qu'elle va prendre la présidence du Conseil le 1er juillet prochain. Et il a pu donner l'impression qu'elle voudrait se détourner de l'Europe en pleine crise du Covid, un comble ! C'est une affaire très sensible : en remettant en question l'arbitrage de la Cour européenne de justice sur le dossier des plans d'aide de la BCE, la décision de la Cour de Karlsruhe pose la question de la primauté du droit européen sur le droit allemand - et donc par extension sur le droit des Etats membres -, et du rôle de la banque centrale allemande vis-à-vis de la BCE. Mais ce jugement ne met pas un point final au dossier puisque, dans sa décision, la Cour constitutionnelle allemande a donné trois mois à la BCE pour démontrer que ses achats d'actifs sont justifiés. Il faudra donc attendre la réponse de la BCE cet été et, à plus long terme, l'arrêt de la Cour de justice européenne sur ce dossier pour savoir quelle conclusion tirer de cette affaire. Ce jugement ne doit pas nous faire croire que l'Allemagne se détourne de l'Europe. La Cour de Karslruhe avait déjà été saisie pour les traités de Maastricht et de Lisbonne, ce qui avait conduit à une clarification sur le plan de la loi fondamentale qui, in fine, avait mené à davantage d'intégration européenne. On peut espérer que cette fois encore l'arrêt de cette Cour va mener au final à davantage d'Europe. En revanche, cela peut devenir problématique si le résultat conduit à une suprématie des lois nationales, et entraîne un coup d'arrêt de la construction européenne.

Comment se fait-il qu'une Cour allemande puisse ainsi tenir en joue le reste de l'Europe ?

Ce n'est pas nouveau. Depuis Maastricht, les arrêts de Karlsruhe sont comme une épée de Damoclès au-dessus du destin des Européens. La jurisprudence allemande, lorsqu'elle porte sur la question de la primauté du droit européen sur le droit allemand, a un impact sur le positionnement des autres Etats membres vis-à-vis de la Cour de justice européenne. Au Bundestag, Angela Merkel a pris le contre-pied de la Cour constitutionnelle, en annonçant qu'elle souhaitait au contraire un plan de soutien aux pays en difficulté, et une avancée dans l'intégration européenne...

Comment comprenez-vous cette déclaration ?

Ce n'est pas son style de prendre le contre-pied. Et encore moins d'une institution comme la Cour de Karslruhe qui jouit à juste titre d'une réputation favorable en Allemagne. Si les juges estiment qu'il y a une faille, c'est qu'il doit y en avoir une. Dans ce pays, on est extrêmement sensible à l'indépendance de la justice et à la suprématie des lois sur le politique, même si cela peut mener parfois à des impasses. C'est probablement dû en partie au poids de l'histoire, au souvenir de la dictature du national-socialisme qui avait mis la justice au service des objectifs du pouvoir nazi. Angela Merkel n'a donc pas rejeté l'arrêt, elle n'a pas critiqué la Cour, elle n'a pas dit que les juges avaient tort. Elle a pris acte : si ce qu'on a fait n'est pas légitime, on va chercher une autre solution. Autrement dit, elle a laissé savoir que le jugement de la Cour posait un problème à la politique européenne de l'Allemagne et estimé qu'il fallait trouver une alternative si celle qui avait été choisie jusque-là n'était pas acceptable aux yeux des juges. Ce plan de relance est une façon de sortir de cette impasse.

 

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