Publié le 22/06/2020

Éric-André MARTIN, interview parue sur le Portail de l'IE. Analyse recueillis par Jean-Baptiste Loriers

Le Portail de l'IE (intelligence économique) s'est entretenu avec monsieur Eric André MARTIN, Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l'IFRI. Alors que la crise du Coronavirus a secoué les certitudes et modes de penser l'économie au niveau mondial, beaucoup d'Etats se posent la question de relocaliser leurs industries qu'ils estiment stratégiques. Mais dans le même temps, les investissements étrangers, parfois leviers de délocalisations n'ont pas cessé. Comment concilier la relance, l'attractivité économique de nos sociétés tout en opérant un contrôle plus concret des IDE (investissements directs à l'étranger) ?

Portail de l’IE : Pourriez-vous nous parler de votre parcours ?

Eric André MARTIN : Il y a deux grandes étapes dans mon parcours. J’ai été pendant près de 5 ans à la Direction des Affaires Stratégiques du Quai d’Orsay où j’étais en charge des questions de non-proliférations. Par la suite il m’a été donné l’occasion de rejoindre le Ministère de l’Économie et des Finances. J’ai intégré le service chargé du contrôle des exportations sensibles. Durant la même période, j’ai assuré la Direction du programme européen d’assistance aux pays tiers en matière de contrôle des exportations de biens à double usage.

Par ce moyen, j’ai été en contact avec les experts et les autorités de 36 pays, ce qui m’a confronté à des problématiques très diverses et très intéressantes en matière de contrôle

PIE : Pourriez-vous développer en quelques mots ce que sont les biens à double usage ?

EAM : C’est un ensemble de biens qui peuvent avoir une utilisation finale aussi bien civile que militaire. Un bien à double usage est par définition dual et le contrôle de la destination et de l’utilisation finales est primordial. Leur commerce est régi par un ensemble de normes et de règles que l’on s’efforce d’harmoniser au niveau international.

Ainsi il y a deux grandes catégories de normes, d’un côté les grands traités internationaux en matière de non-prolifération et les résolutions du conseil des Nations Unies adoptées dans la gestion de certaines crises (prolifération en Iran…) ou celles plus normatives, comme la résolution 1540, qui fixe les principes de base en matière de contrôle. De l’autre, des règlementations nationales, ou régionales dans le cas de l’Union européenne, qui les mettent en œuvre, notamment en définissant les listes de biens soumis à contrôle.

PIE : La réglementation et le contrôle sont deux éléments d’actualité lorsque l’on traite de commerce international et de contrôle des investissements. Dans ce cadre quelle analyse faites-vous de notre actualité au sujet des investissements étrangers ? Par exemple entre les Etats-Unis (USA) et la Chine ?

EAM : En ce qui concerne la Chine et les USA, l’Administration Trump a, dès le début de son mandat, dénoncé certaines pratiques établies par certains acteurs chinois, parmi lesquelles des stratégies d’investissements, pour la prise de contrôle d’entreprises à fort potentiel technologique, mais également des transferts forcés de technologie, voire le vol de données par des moyens cyber et l’espionnage. Cette volonté du Gouvernement des États-Unis d’Amérique s’est traduite à la fois dans des éléments de doctrines générales, comme la stratégie nationale de sécurité, mais également dans des actions beaucoup plus précises, notamment la réforme du CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States / Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis), à travers le Foreign Investment Risk Review Modernization Act de 2018.

Dans le cas des USA, la crise du Covid 19 n’est pas à proprement parler un élément déclencheur, mais opère comme un catalyseur. La crise a contribué à exacerber certaines tendances existantes, notamment les tensions avec la Chine. Plus globalement, de nombreuses industries dans le monde ont vu leur cours boursier s’effondrer, ce qui les rend très vulnérables à des prises de contrôle par des acteurs étrangers, ce qui incite les autorités nationales à la vigilance.

Derrière cette actualité je pense qu’il y a un durcissement global sur l’importance du rôle de l’Etat et celle de maintenir un certain nombre de secteurs industriels sous pavillon national.

PIE : Dans ce cadre qu’en est-il en Europe en termes de filtrage des investissements étrangers ? On note certains durcissements législatifs en Espagne, en Allemagne, en France…

EAM : Il s’agit de distinguer ce qui relève de la position d’un Etat et de ses prérogatives de ce qui relève des réglementations européennes. A travers sa politique commerciale et de la concurrence, l’Union européenne reste, pour ce qui concerne les investissements étrangers, en faveur de l’ouverture du marché européen. Elle ne pratique pas une politique fondée sur la réciprocité, que l’on appliquerait à certains États en fonction de leurs comportements ou du degré d’ouverture de leur marché. Ceci étant, un certain nombre de leçons  de la crise que nous traversons vont devoir être tirées.

Les instances européennes devront prendre la mesure de deux vulnérabilités : celle liée à l’approvisionnement dans un certain nombre de domaines à inventorier, notamment les équipements médicaux. Mais il s’agira plus fondamentalement de protéger l’Europe au regard des conséquences de la rivalité sino-américaine, sur le plan commercial et dans le secteur des technologies.

L’Union européenne doit organiser son marché pour éviter de subir les pressions exercées par ces deux grands acteurs et conserver la maîtrise de sa trajectoire économique. Prenons l’exemple des technologies nécessaires à la transition énergétique ou numérique. Sur ces deux domaines, l’Europe reste dépendante de nombreuses technologies ou ressources indispensables et ne dispose pas toujours d’acteur industriel, ayant atteint une taille critique pour rivaliser avec leurs concurrents américains ou chinois.

Il ne s’agit donc pas uniquement de contrôler les investissements étrangers entrants, mais bien de sanctuariser et d’accompagner le développement d’un certain nombre de domaines, qui sont les vecteurs d’une indépendance technologique et industrielle européenne. Le filtrage des investissements est un levier, mais il est loin d’être suffisant pour mettre l’Europe à l’abri.

PIE : Quels sont les leviers à la disposition de l’Union européenne ?

EAM : Le problème est que l’Europe ne peut pas se passer des IDE pour financer l’innovation et augmenter le capital de ses entreprises.

La question n’est pas simplement défensive, elle est aussi liée à l’attractivité du marché européen pour des investisseurs. Certains fonds internationaux recherchent une rentabilité de long terme dans des entreprises européennes, et ne poursuivent pas une stratégie de prédation technologique. Il faut donc que l’Europe soit en mesure de distinguer les prises de participations positives de celles qui présentent des risques géoéconomiques. Avec la réglementation sur le filtrage, les instances européennes ont mis en place un cadre assez large. Pour l’essentiel, les décisions reviennent aux États membres. D’où l’importance de disposer des compétences nécessaires dans chacun des Etats membres. De même dans la définition des « secteurs stratégiques », le cadre européen est très large et c’est à chaque État de se positionner.

PIE : Nous parlons en filigrane du financement de l’innovation et de l’utilité des fonds d’investissement comme levier…

EAM : En effet, indéniablement l’utilisation des fonds d’investissement, souverains ou non n’est pas une tendance nouvelle. Depuis le début des années 2000, leur nombre et le volume financier qu’ils représentent ne cessent d’augmenter. Ce qui est la preuve de leur importance.

Attirer des fonds est aujourd’hui un élément important d’une économie ouverte et attractive. Pour cela il faut s’assurer de la stratégie du fonds. Concernant le Lac d’Argent français, c’est une solution efficace pour protéger certains de nos champions. Néanmoins il faut s’interroger dans quelle mesure ce dispositif est transposable d’un secteur d’activité particulier, comme la défense, à l’ensemble de l’économie et notamment à des secteurs innovants.

PIE : Pourriez-vous développer ?

EAM : le Lac d’Argent a manifestement pour objectif de protéger des secteurs sensibles face à des risques de prise de contrôle, mais il ne m’apparaît pas comme un outil de promotion de l’innovation.

La question sous-jacente c’est de construire une  politique d’innovation nationale et européenne, ce qui implique d’être en capacité de prendre des risques financiers. Mais également que l’on s’assure d’un cadre suffisant pour favoriser son épanouissement, hors du contexte financier. On parle ici de la protection de la propriété intellectuelle, de la lutte contre la fraude, etc…

Attirer des capitaux est un levier important, mais il n’est pas suffisant, la construction d’un écosystème favorable à l’innovation est indispensable.

PIE : En avril dernier le Député Marleix a déposé une proposition de loi visant à la construction d’un Fonds souverain français dont une des sources de financement pourrait être l’émission d’obligation et donc l’appel à l’épargne. Qu’en pensez-vous ?

EAM : C’est une solution à considérer comme un moyen de diversifier les sources de financements au profit de l’économie. Drainer de l’épargne nationale peut être utile pour mobiliser des ressources à des fins d’investissement. Mais je crois que l’échelle véritable du problème est au niveau de la zone euro, du fait notamment que l’excès d’épargne n’est pas investi dans la zone euro. Il faut rétablir la confiance des prêteurs dans l’économie de la zone euro.

PIE : En reprenant un peu de hauteur, on le voit au regard de nos échanges, utiliser les fonds d’investissement peut être un levier de protection et de promotion, voyez vous à l’international d’autres « bonnes pratiques » que nous pourrions utiliser afin de protéger nos enjeux stratégiques au niveau européen ?

EAM : La question est de savoir dans quelle mesure l’Europe va devoir adapter son modèle sans pour autant se transformer en économie dirigée. Est-ce que les tentions internationales que nous connaissons vous nous amener à être beaucoup plus dirigistes et beaucoup moins ouverts, c’est toute la question.

Depuis plusieurs années, un accord sur les investissements est en négociation entre la Chine et l’Union européenne, qui souhaite amener Pékin à ouvrir davantage son marché. L’Allemagne en a fait une priorité de sa présidence et l’on verra dans les prochains mois ce qu’il faut en attendre.

Si les dynamiques dont nous parlions devaient s’accentuer, les mécanismes de régulation par la concurrence devraient se réduire au profit de formes de régulations plus interventionnistes, ce qui  aurait un impact structurel sur le commerce international.

PIE : Et l’OMC dans tout ça ?

EAM : C’est vrai qu’on en parle peu. L’OMC (Organisation mondiale du commerce) est considérée à juste titre comme une création américaine sur la forme et le fond, mais les Américains, eux-mêmes, considèrent l’OMC comme trop peu efficace pour défendre leurs intérêts. C’est pourquoi, ils sont entrés dans un bras de fer direct avec la Chine.

La situation est difficile car si elle ne parvient pas à se réformer, l’OMC, pourrait devenir obsolète. Une telle situation ferait le jeu des rapports de force et pourrait par exemple déboucher sur des procédures de règlement des différends répondant à des normes diverses, ce qui scellerait la fin de l’universalité.

L’Union européenne, avec son marché unique, représente une protection importante pour les acteurs économiques, qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais la crise du Covid 19 constitue une piqure de rappel, face aux enjeux d’une compétition économique qui se durcit. L’Europe doit réussir la transition de son économie vers des secteurs qui la repositionneront vers des productions d’avenir. Au sortir de la crise il ne faudra pas simplement utiliser nos moyens pour soutenir des secteurs déclinants mais privilégier ceux qui créeront la richesse et les emplois de demain.

 

>> Lire l'interview parue en deux parties sur le Portail de l'IE (Centre de ressources et d'information sur l'intelligence économique et stragégique). (Partie 1/2 [1]), (Partie 2/2 [2])