Publié le 04/09/2020
Shinzo Abe (Credit: Wikipedia Commons)

Céline PAJON

Le 28 août 2020, le Premier ministre Shinzo Abe annonçait son départ du gouvernement, vaincu par la maladie chronique dont il souffre depuis l’adolescence.

Quelques jours plus tôt, il entrait dans les annales en célébrant ses huit années de maintien à la tête de l’exécutif, soit le plus long mandat de l’après-guerre au Japon. Les discussions et éditoriaux sur son bilan ont été passionnés : Shinzo Abe ne fait pas l’unanimité. Néoconservateur nationaliste, il décrit dans son ouvrage de 2007 « Vers un beau pays » (Utsukushii kuni he) son projet pour le Japon : rendre sa fierté au pays en le plaçant comme puissance de premier rang, en pleine possession de ses moyens (notamment militaires). Ses détracteurs ont donc regretté qu’il pousse un agenda personnel, notamment sur les affaires stratégiques, tout en faisant peu de cas des oppositions. Pour autant, Shinzo Abe ne peut se résumer à cette facette d’idéologue. Faisant preuve d’un grand pragmatisme, il a su engager depuis 2012 des réformes importantes sur le plan économique à travers son programme Abenomics – même si toutes n’ont pas eu les effets escomptés. Le succès le plus important de Shinzo Abe reste cependant d’avoir su repositionner le Japon comme un acteur important sur la scène régionale et internationale. La stabilité politique et la vision portée par le Premier ministre pour son pays a changé l’image du Japon :  auparavant considéré comme un pays en déclin, il est aujourd’hui perçu comme un partenaire stratégique majeur à l’ère de la rivalité sino-américaine.

Sur le plan intérieur : tensions politiques et économiques

Shinzo Abe n’est pas une personnalité consensuelle. Ses accointances avec de puissants groupes d’intérêts conservateurs qui cherchent à « en finir avec le régime de l’après-guerre », c’est-à-dire réviser la constitution, « normaliser » la défense du pays et rétablir la fierté du peuple japonais par une réinterprétation de l’histoire récente du pays, sont connues. Cet agenda idéologique a pu nuire à l’image internationale du Premier Ministre Abe, notamment lorsqu’en 2013 il rend visite au controversé sanctuaire Yasukuni. Les relations avec la Corée du Sud sont par ailleurs aujourd’hui exécrables alors que les deux voisins usent de sanctions économiques pour régler des différends historiques qui restent à vif.

Au-delà, les détracteurs d’Abe lui ont reproché de faire peu de cas des oppositions et contre-pouvoirs : sous son mandat, le Secrétariat du Cabinet du Premier Ministre est devenu le centre névralgique du pouvoir. Abe est parvenu à réduire les oppositions au sein de son propre parti par des nominations stratégiques, et à se maintenir au pouvoir en recourant habilement aux élections anticipées, défavorables à une opposition fragmentée et affaiblie. Enfin, il a cherché à s’assurer de la loyauté de l’administration en nommant des centaines de haut-fonctionnaires, et en favorisant les medias reflétant la ligne du gouvernement. Shinzo Abe, à l’instar de nombre de ses prédécesseurs, s’est également retrouvé englué dans des affaires de collusion d’intérêt et de favoritisme. Tous ces éléments, ajoutés à une gestion de la crise du COVID-19 qui a parfois été maladroite (même si le nombre de victimes reste très faible), ont renforcé la « fatigue » de l’opinion face à un Premier ministre qui ne recueillait que 35% de soutien dans les sondages ces derniers mois.

Un bilan économique en demi-teinte

Les « Abenomics », mesures anti-austérité fondées sur une politique monétaire très accommodante, un plan de relance budgétaire et des réformes structurelles ont fait sensation sur la scène internationale. Toutefois, la croissance annuelle moyenne s’est établie à 1,2% sous le mandat Abe, loin de l’objectif initial de 2%. Le volontarisme du plan d’Abe a permis dans une certaine mesure un retour de la confiance : le pays est sorti temporairement de la déflation et la faible valeur du Yen a favorisé les exportations. Pour autant, la consommation, dopée par les premières mesures de relance keynésienne, s’est brisée sur les deux hausses successives de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (de 5 à 10%) – une augmentation qui était par ailleurs attendue depuis des années pour financer les dépenses de sécurité sociale dans un pays vieillissant. Si le chômage est bas (autour de 3%), la multiplication des postes à temps partiel et à bas salaire (qui représentent près de 40% des emplois) a encore creusé les inégalités sociales. Les fondamentaux de l’économie – une dette qui atteint 250% du PIB, une crise démographique et une pénurie de main d’œuvre – ne laissent pas présager une reprise facile de l’économie suite à la récession provoquée par la crise liée au COVID-19.

Par ailleurs, les réformes structurelles, troisième flèche des Abenomics, n’ont pas eu les résultats espérés : les « womenomics » destinés à promouvoir le travail des femmes achoppent sur des mentalités encore très patriarcales, le manque d’aide concrète pour aider les femmes à concilier vie de famille et carrière professionnelle et les difficultés à faire évoluer les pratiques professionnelles encore très basées sur le présentéisme à l’excès.

Face à ces difficultés, l’administration Abe a cherché à renforcer l’ouverture internationale du Japon, avec notamment la conclusion en 2018 du Partenariat Trans-Pacifique (qui regroupe 11 pays, sans les Etats-Unis) et l’accord de libre-échange avec l’Union européenne, entré en vigueur en 2019. L’ouverture limitée à l’immigration décidée en 2019 devait également permettre un afflux de main d’œuvre dans les secteurs les plus en demande (la construction notamment).

Sur la scène internationale : le retour d’un Japon proactif

Déterminé à replacer le Japon sur l’échiquier international, Shinzo Abe a doté le pays d’une grande vision et des moyens pour la mettre en œuvre. Une Stratégie de sécurité nationale qui prône un « pacifisme actif dans le monde » est ainsi adoptée pour la première fois en 2013, de concert avec la mise en place d’une Conseil de sécurité nationale au sein du Cabinet du Premier Ministre. Ce mécanisme - qui s’est doté cette année d’une section dédiée à la sécurité économique et industrielle - pilote aujourd’hui largement la politique extérieure japonaise. Cette centralisation de la prise de décision stratégique a permis une meilleure coordination interministérielle favorisant la mise en œuvre d’approches holistiques. La politique étrangère japonaise y a gagné en lisibilité, portée par un investissement inédit en matière de diplomatie publique.

En particulier, Shinzo Abe et ses conseillers sont à l’origine du narratif de l’Indo-Pacifique libre et ouvert (Free and Open Indo-Pacific– FOIP), repris par l’administration Trump et qui aujourd’hui fédère plusieurs grandes démocraties asiatiques, dans un mouvement de contrepoids à la Chine et son initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Cette vision géostratégique pour l’Asie propose une intégration de la zone indo-pacifique sur la base des valeurs libérales (liberté d’accès et de circulation, Etat de droit, économie de marché). Le projet japonais vise également à financer les infrastructures, en permettant aux pays de la région d’élargir leurs options et d’éviter un face-à-face avec la Chine. Le Japon, est ainsi redevenu une puissance stratégique majeure en Asie, contribuant à la sécurité maritime et la connectivité de la région. Le Dialogue stratégique quadrilatéral (Quad) avec les Etats-Unis, l’Inde et l’Australie, relancé en 2017 à l’initiative de Tokyo, permet également au Japon de renforcer son influence régionale.

Un autre exemple de l’activisme diplomatique japonais est la reprise en main du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), après le retrait des Etats-Unis. Cet accord de libre-échange ambitieux vise à écrire les règles du jeu des échanges commerciaux au 21ème siècle. Dans la même perspective, Tokyo s’est montré particulièrement actif au sein des organisations internationales (OCDE, OMC) et lors des sommets G7 de Ise-Shima (2017) et G20 d’Osaka (2019) pour définir les normes internationales en matière d’infrastructures ou dans le domaine de la gouvernance des données, s’imposant comme un pilier de l’ordre libéral international.

L’accélération de la normalisation diplomatico-militaire

Shinzo Abe a également fait évoluer la politique de défense japonaise pour permettre au pays de mieux se défendre dans un contexte régional tendu, mais aussi d’en faire un véritable acteur de sécurité sur la scène internationale. Pour la première fois depuis onze ans, il décide d’une augmentation modeste du budget de la défense. Le principe de non-exportation des équipements et technologies de défense est abandonné en 2014 et doit permettre au Japon de se positionner sur les marchés extérieurs et nourrir ses partenariats de défense. L’exercice (conditionné et limité) de la légitime défense collective – la possibilité pour les forces japonaises de porter secours à un allié – est autorisé par une révision de l’interprétation de la Constitution (2014) et l’adoption en 2015 d’une batterie de réformes. Présentées comme un tournant historique pour la stratégie de sécurité du Japon, ces réformes qui resteront sans doute comme le grand œuvre d’Abe, ont soulevé de vives controverses dans l’archipel. Elles permettent toutefois au Japon de rééquilibrer sa position au sein de l’alliance nippo-américaine et renforcer ses partenariats stratégiques avec notamment l’Australie, l’Inde, le Royaume-Uni et la France.

Sur le plan diplomatique, Shinzo Abe est parvenu à maintenir une posture d’équilibre tant avec les Etats-Unis qu’avec la Chine. Abe est l’un des rares chefs d’Etat à avoir su s’attirer les bonnes grâces de Donald Trump et l’alliance de sécurité, vitale pour le Japon, n’a pas fondamentalement souffert de la politique America First. Le gouvernement Abe s’est en effet évertué à orienter la politique asiatique de Washington pour aller dans le sens des intérêts nippons, avec des succès (la reprise de l’Indo-Pacifique libre et ouvert) et des échecs (la marginalisation du Japon sur le dossier nord-coréen). Partisan d’une ligne ferme face à la Chine, le Japon s’est toutefois retrouvé en porte-à-faux avec la politique américaine de confrontation et de découplage avec la Chine, alors qu’Abe était parvenu à marcher sur une ligne de crête, redéfinissant la posture de défense japonaise pour mieux répondre aux incursions maritimes et aériennes toujours plus nombreuses de la Chine autour des îles disputées Senkaku, sans obérer une relation économique vitale pour le pays. 

Plusieurs échecs sont toutefois venus émailler le bilan positif d’Abe en matière diplomatique. Lors de sa dernière conférence de presse, il a lui-même regretté n’avoir pu régler le dossier des Japonais kidnappés par la Corée du Nord, affaire qui lui tient particulièrement à cœur. Abe a également dû renoncer à la perspective d’un traité de paix avec la Russie, la résolution du contentieux territorial restant hors de portée malgré ses multiples rencontres avec Vladimir Poutine et des concessions économiques. Enfin, son échec à réviser la Constitution - ce qui aurait permis a minima de reconnaitre la constitutionnalité des Forces d’Auto-Défense – restera sans doute le plus symbolique.

Conclusion

Shinzo Abe aura laissé son empreinte sur le pays. Sa longévité, son volontarisme et sa pratique du pouvoir lui auront permis de concrétiser en grande partie sa vision pour le pays. L’importance croissante du partenariat entre l’Union européenne et le Japon ces dernières années symbolise bien la montée en puissance diplomatique japonaise.

L’engagement personnel du Premier ministre Abe apparaît central dans le renforcement du rôle international du Japon et interroge en creux le devenir de cette stratégie proactive après son départ.

Le successeur d’Abe sera désigné le 14 septembre par une élection interne au sein du Parti libéral démocrate (PLD) qui détient la majorité à la Diète. Le Président du PLD deviendra Premier ministre jusqu’aux élections générales prévues en octobre 2021. Yoshihide Suga, le Secrétaire en chef du Cabinet et bras droit d’Abe est aujourd’hui le favori pour prendre la relève. Moins idéologue qu’Abe, Suga, 71 ans, se positionnera vraisemblablement sur la même ligne que son prédécesseur. Il aura d’énormes défis à relever, de la relance économique post-covid à l’organisation des Jeux Olympiques dans un contexte incertain, sans compter la mise en place de la relation avec le prochain locataire de la Maison Blanche et les implications stratégiques d’une rivalité sino-américaine qui se durcit.