Publié le 15/09/2020

Denis BAUCHARD, interrogé par Virginie Robert dans Les Echos

En se rapprochant du plus fidèle allié des Etats-Unis au Moyen-Orient, les Emirats arabes unis tentent d'arrimer leur sécurité à Washington alors que le retrait américain de la région est en train de s'écrire, explique Denis Bauchard, conseiller à l'Ifri.

Pourquoi les Emirats arabes unis ont-ils sauté le pas ?

C'est surtout le fait d'un émirat et d'un homme, Mohammed ben Zayed (MBZ), le prince héritier d'Abu Dhabi, qui préside de fait la fédération des sept Emirats, Abu Dhabi étant le plus riche et disposant de l'essentiel des forces armées. Cette normalisation vient confirmer une situation de fait, engagée depuis les années 1990. MBZ a plusieurs motivations, à commencer par le renforcement d'un front contre l'Iran, menaçant à l'égard des petits Etats du Golfe. Il y a aussi une volonté de renforcer la sécurité face aux Frères musulmans et la recherche de relations économiques profitables - Abu Dhabi utilise déjà par exemple le logiciel espion israélien Pegasus. Enfin, cela témoigne de sa volonté d'apparaître comme un interlocuteur important et de renforcer la relation avec les Etats-Unis. MBZ veut se positionner comme l'interlocuteur arabe face aux Américains après les récents faux pas de l'Arabie saoudite.

Il chercherait à supplanter Mohammed Ben Salman (MBS), le prince héritier d'Arabie Saoudite, dont l'aura a beaucoup pâti après l'affaire Khashoggi ?

MBZ a un jeu autonome par-delà sa relation avec MBS. Les relations sont d'ailleurs moins bonnes que dans le passé, comme le montre notamment un retrait précipité des forces émiraties du Yémen . Les Emirats encouragent désormais une politique visant à l'autonomie du Yémen du Sud, ce qui n'est pas du tout du goût des Saoudiens.

C'est donc un triplé gagnant pour les Emirats - une relation apaisée avec Israël, davantage de sécurité face à l'Iran et un lien renforcé avec les Etats-Unis ?

Cet accord traduit surtout la préoccupation de survie de ces petits Emirats qui n'ont que quelques dizaines de milliers de ressortissants nationaux. C'est d'abord une question de sécurité au moment où on parle du lâchage des Américains, de leur retrait du Moyen-orient, manifestement MBZ veut se raccrocher à la sécurité américaine.

C'est une surprise ?

Oui, car depuis plusieurs mois, Abu Dhabi avait essayé de se rapprocher de l'Iran, avec toute une série de signaux - retrait du Yémen, contacts renforcés avec Téhéran, aide médicale pour faire face au coronavirus en Iran, déblocage de fonds bloqués à Dubaï - qui laissaient penser que la relation allait s'apaiser avec l'Iran. Cet accord en est à l'opposé. D'où la réaction assez menaçante de l'Iran.

Cet accord marque en tout cas une rupture au sein du front arabe sur la question palestinienne ?

A l'issue du sommet de Beyrouth en 2002, il avait été décidé que la reconnaissance d'Israël serait subordonnée à la création d'un Etat palestinien dans les frontières de 1967. La normalisation des relations avec Israël passait donc par la résolution de la question palestinienne. Or, là, c'est une brèche dans laquelle vont s'engouffrer d'autres Etats du Golfe et c'est évidemment un coup supplémentaire pour le processus d'Oslo, déjà moribond. D'ailleurs la question palestinienne, qualifiée de « conflit de basse intensité » n'est plus réellement une priorité pour le gouvernement israélien, préoccupé, depuis quelque temps déjà, essentiellement pas « la menace existentielle » que représenterait l'Iran.

C'est grave pour les Palestiniens. Ils n'ont presque plus de champions…

Si, il y a l'Iran. Pour Téhéran, cet accord est une mauvaise nouvelle car il voit une coalition entre Israël et quelques pays arabes se renforcer contre lui. Mais cela lui permet de continuer à instrumentaliser la cause palestinienne. La Turquie est dans la même position, ce qui est un peu gênant pour les gouvernements arabes. Pour les Palestiniens, traumatisés par la « trahison » de plusieurs pays arabes, cette appropriation de leur cause par des puissances non arabes ne peut que créer un malaise.

Bahreïn vient de suivre les Emirats, c'est un coin supplémentaire enfoncé dans la confédération des Etats du Golfe ?

Oui, l'accord de Bahreïn est un coin supplémentaire. Mais je ne pense pas que le Koweït, où les Frères musulmans sont très actifs, ni le Qatar, qui a montré sa réprobation, vont suivre. Reste la normalisation des relations avec Israël pour l'Arabie saoudite qui manifestement provoque des tensions internes. Le roi Salman est sur une ligne dure, il avait réagi vivement au transfert de l'ambassade américaine à Jérusalem. Son fils est plus opportuniste. En ce qui concerne Bahreïn, soumis à la pression américaine et saoudienne, les autorités prennent un risque, compte tenu d'une situation intérieure fragile, avec une majorité de la population chiite. L'Iran peut être tenté de profiter de cette situation pour créer de nouveaux troubles.

 

 > Lire l'interview sur le site du journal Les Echos [1]