Publié le 06/11/2020

Marc-Antoine EYL-MAZZEGA, interviewé par Alla Lazareva pour Tyzhden

Comment les nouvelles mesures de sanction prises ou annoncées par les États-Unis vont-elles impacter le projet Nord Stream 2 ? Entretien avec Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Énergie et Climat de l'Intitut français de relations internationales (Ifri).

La presse française, et en particulier, le journal Alternatives Économiques, en vous citant, dit que l'on vit actuellement une guerre froide énergétique. Est-ce que nous en sommes vraiment arrivés là ?

Ce qui se passe entre la Russie et les États-Unis actuellement, ce n'est pas une guerre froide, mais une confrontation réelle. Les Américains cherchent par le biais de mesures extraterritoriales dont ils disposent d'une panoplie large à empêcher la Russie de développer un certain nombre de projets énergétiques dont le Nord Stream 2. C'est très concret.

Un autre élément très concret tient au contexte de confrontation plus large entre les États-Unis et la Chine, puisque les États-Unis cherchent à réduire leur dépendance aux technologies chinoises, ils cherchent aussi à empêcher le développement par la Chine d'un certain nombre de technologies, et ils ont déjà mis sous sanction un certain nombre d'entreprises chinoises du secteur de l'énergie, notamment des entreprises du nucléaire, mais aussi des entreprises qui fournissent des équipement dans le domaine de l'électricité.

Est-ce que les élections américaines peuvent changer la donne géopolitiquement ?

Absolument pas. En réalité, en ce qui concerne l'énergie, je pense que la ligne américaine sera la même. Ce qu'il faut bien voir, c'est que ce n'est pas l'administration américaine qui a toute la main sur la politique énergétique, et surtout sur les sanctions, mais c'est aussi le Congrès. Et le Congrès montre un soutien quasi-unanime à toutes les mesures de sanction visant la Russie ou la Chine. Donc je m'attends à ce que les Européens aient des discussions plus constructives avec Biden, s'il est élu, parce qu'on ne peut pas discuter avec Trump. Mais sur le fond, je ne pense pas que cela changera quoi que ce soit.

Pensez-vous que les nouvelles sanctions américaines qui sont liées à l'affaire Navalny contre des entreprises qui participent dans Nord Stream 2 seront mises en place ?

C'est une grande question. On a vu que le State Departement a publié des lignes directrices qui précisent les textes de sanctions décidées dans le cadre du PEESA (Protecting Europe's Energy Security Act). Ce qu'on observe, c'est un resserrement. Les Américains veulent par exemple empêcher tous les travaux de mise à niveau du bateau russe Amiral Chersky, ce navire qui doit poser les tubes pour la section restante du Nord Stream 2 qui reste à construire. On se souvient que les navires mobilisés par la société All Seas avaient dû être retirés en décembre dernier suite au dernier train de sanctions.

Ce navire a été pendant quelques semaines dans un port en Allemagne du Nord où il devait subir des travaux et les entreprises allemandes craignent les sanctions américaines, y compris le port où il était à quai. Maintenant la question est la suivante : est-ce que le Congrès va voter les sanctions avant les élections présidentielles, ou est-ce qu'il les votera après. Je pense qu'il va les voter de toutes façons. Mais ce que je pense aussi, c'est que le seul fait que le département d'état américain a publié ces lignes directrices extrêmement précises va suffire à arrêter l'ensemble de travaux de réhabilitation du bateau russe. Parce que quand vous êtes une entreprise allemande ou autre qui fournit, à partir de 20 octobre, le moindre équipement sur l'Amiral Chersky, vous prenez un risque immense. Parce que vous savez que si les sanctions sont votées, les américains pourront vous demander de dommages très élevés, arrêter vos personnels, s’ils passent aux États-Unis ou des pays amis des États-Unis... C'est très sérieux. Le communiqué du département d'Etat américain va fortement décourager les entreprises qui sont encore actives sur le projet.

Et les sanctions européennes : il était question que le Nord Stream 2 soit mentionné dans la liste, suite à l'affaire Navalny, mais cela ne s'est pas produit. Est-ce que cette décision est politiquement justifié ? Pourrait-elle changer, plus tard, à votre avis ?

Non, parce que les européens considèrent que l'affaire Navalny n'est pas liée au gazoduc. Bien sûr, ils déplorent ce qui est arrivé à Navalny, et l'usage d'arme chimique contre qui que ce soit, pas seulement contre un opposant, et je crois qu'en Allemagne et en Autriche il existe une volonté de ne pas lier les deux dossiers. La Commission Européenne, d’ailleurs, considère que les mesures extraterritoriales des États-Unis contre Nord Stream 2 et contre toute entreprise européenne sont illégales. Et donc y a cette espèce d'ambivalence ou, d'un côté, on déplore les mesures américaines, parce qu'on comprend bien qu’aujourd’hui ils touchent le Nord Stream 2 et demain elles peuvent toucher n'importe quelle autre entreprise européenne. C'est sur le principe que l'UE se bat. Mais je pense qu'en réalité un grand nombre d'états sont tout à fait satisfaits de ce que font des États-Unis parce que finalement ils n'ont pas à monter au front, et les mesures américaines à elles seuls suffisent.

La politique énergétique européenne commune, c'est plutôt un rêve ou la réalité proche ?

En matière de la politique étrangère, les décisions sont prises à l'unanimité. Tant que ce sera comme ça, il y aura toujours des tensions, des affaiblissements de positions européennes. Maintenant, le jour où les décisions seront prises à la majorité qualifiée, l'Europe pourra mieux poursuivre son objectif d'être une entité géopolitique. Mais il existe une claire contradiction entre cet impératif de se décider à l'unanimité des 27 et l'impératif d’être une puissance géopolitique.

Le gazoduc Nord Stream 2, à votre sens, pourrait-il être suspendu pour un an ou deux, ou même arrêté définitivement, même s'il est construit à 90% ?

On peut envisager plusieurs choses. On peut toujours envisager que le gazoduc soit terminé, mais cela ne vaut pas dire mis en service. Parce que, pour le mettre en service, il faut le certifier. Et pour certifier le gazoduc, il faut qu'il y ait des entreprises reconnues de certifications qui travaillent sur le projet. Et les sanctions américaines clairement les en empêchent. Donc ce qu'on peut envisager, c'est que ce tube de quelques centaines de kilomètres restants sera éventuellement terminé, mais qu'ensuite il ne se passe rien, tant que ces sanctions ne sont pas levées. En ça, évidement, sera très compliqué. La deuxième chose qu'on peut envisager, c'est que suite à la publication des lignes directrices, la construction ne sera pas finalisée, et on aura un projet qui sera gelé pendant un certain temps. A plus long terme, on pourrait imaginer qu'il y aura un nouveau président en Russie qui donnera une nouvelle impulsion aux relations avec l'Europe et les États-Unis.

Les sanctions sont-elles suffisantes pour obliger la Russie de renoncer à sa politique expansionniste, en Ukraine et ailleurs ?

 D'abord, les sanctions qui ont été mis en œuvre contre la Russie sont probablement l'acte de la politique étrangère extérieure le plus forte qu'ont accompli les états européens et l'Union Européenne ces dernières années. Alors, c'était vraiment quelque chose d’exceptionnel dans leur ampleur, dans le consensus qu'il y avait derrière, dans leur durée et il faut le dire aussi, dans leur effet. Parce qu'on peut, bien sûr, regretter qu'il n'y a pas beaucoup d'avancés dans la résolution du conflit ukrainien, dans la restitution de la Crimée etc., mais le fait est que les russes n'ont pas envahi l'Ukraine intégralement, l'armée russe a évité d’opérer de façon trop ouverte dans l'Est du pays, il n'y a pas eu à ce jour d'autres opérations dans les pays baltes ou dans d'autres endroits, donc on peut se dire qu'elles ont eu un effet dissuasif. Maintenant, dans le calcul stratégique du Kremlin, on a bien vu la guerre hybride que mène la Russie, de façon parfois assez efficace, mais parfois de façon très inefficace aussi, il n'y a pas eu de coup d’arrêt, c'est clair. En tout cas, en ce qui concerne le Nord Stream 2, le Kremlin n'a pris aucune mesure pour faciliter la finalisation du projet. On a pu s'imaginer que les russes cherchent à être constructifs dans le Donbass, arrêtent leurs cyberattaques, mais pas du tout.

Justement, pourquoi Poutine n'a pas saisi l'occasion pour montrer quelques gestes de bienveillance, même purement démonstratifs, cosmétiques, on peut dire ? Pourquoi il est resté, malgré les sanctions, sur la même position qu'en 2014 ?

Absolument. Et d'autant plus qu'il y a quand même eu deux tentatives européennes majeures pour essayer de redresser cette relation. La première, c'est la tentative du Président Macron pendant l'été 2019, par le dialogue sur un certain nombre de sujets, qui n'a presque rien donné, et la deuxième, c'était la préparation pour la présidence allemande de l'UE, durant laquelle les allemands, en consultations avec les français, réfléchissaient à un certain nombre de solutions pour stabiliser puis repartir sur une nouvelle base de relation bilatérale. Et finalement, à chaque fois, une action russe est venue annuler tous ces efforts.

On peut dire que la Russie ne changera pas sa politique étrangère tant que le régime du Kremlin reste le même ?

En tout cas, je ne vois pas d'amélioration sous la présidence de Poutine.

 

 > Lire l'article sur le site du journal Tyzhden [1]