Publié le 22/01/2021

Marc JULIENNE, interviewé par Nathalie Guibert pour Le Monde

Les chercheurs Marc Julienne et Isabelle Sourbès-Verger décryptent la double face civile et militaire de la montée en puissance de la Chine dans le domaine de l’espace. Selon eux, la présence de l’armée se renforce dans l’organisation des programmes spatiaux, sous l’autorité du parti.

Marc Julienne, responsable des activités Chine au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), a publié, le 20 janvier, une recherche sur « les ambitions spatiales de la Chine ». [1] Il répond à nos questions avec Isabelle Sourbès-Verger, directrice de recherche au CNRS, spécialiste d’une géographie de l’espace circumterrestre et des politiques spatiales.

La Chine est désormais une puissance spatiale majeure, autonome. Mais n’est-elle pas d’abord une puissance spatiale militaire ?

Marc Julienne : La plupart des puissances spatiales, dont la Chine, sont d’abord des puissances militaires car leurs programmes naissent souvent dans les forces armées et leurs applications sont à double usage. La Chine cherche à consolider ses capacités militaires. Pour cela, elle a créé, fin 2015, au sein de l’Armée populaire de libération (APL), la Force de soutien stratégique placée sous le commandement direct de la Commission militaire centrale (CMC) du Parti communiste. Elle est dotée d’un département des systèmes spatiaux, qui supervise l’essentiel des moyens : sites de lancement, contrôle des satellites et des stations de surveillance de l’espace en Chine et à l’étranger. Le programme de la station spatiale, par exemple, est dirigé par un général de la CMC. Dans l’organisation et la gestion des programmes spatiaux, la présence des militaires se renforce.

Le programme chinois est à deux faces : l’une inclut la recherche scientifique et la coopération internationale, présentée par l’agence spatiale nationale ; l’autre, cachée, comprend des programmes militaires secrets et la gestion des systèmes spatiaux par l’armée.

Isabelle Sourbès-Verger : La notion de « spatial militaire » en Chine est compliquée à établir, car la totalité de l’activité spatiale, sous un contrôle étatique fort, doit satisfaire des intérêts nationaux très variés au-delà du militaire. Les satellites militaires, servant à l’APL pour les télécommunications, l’observation ou l’alerte avancée, sont moins nombreux que les satellites civils. Les satellites, dans cet immense pays en croissance, servent avant tout à l’aménagement du territoire, au développement des infrastructures, à la planification et au suivi de l’expansion urbaine, aux services de télécommunications, à la diffusion de la télévision et d’Internet.

Le fait que tous les lancements soient opérés par l’armée, qui fournit aussi le corps des taïkonautes, ne dit pas grand-chose des priorités de la politique spatiale. En revanche, on note que les satellites d’observation sont de plus en plus nombreux, et certains sont orientés vers la surveillance de Taïwan. Depuis 2015, le nombre de satellites d’écoute électronique (permettant de repérer de potentiels ordres de bataille adverses) et d’alerte précoce (destinés à repérer les tirs de missiles) est passé de six à une vingtaine. Les capacités spatiales consacrées au développement des forces armées croissent, tout en demeurant loin des moyens américains. D’où la question centrale de l’intégration civilo-militaire.

De fait, le président Xi Jinping a placé en 2015 la domination technologique de la Chine en tête de ses priorités en décidant de renforcer la fusion entre le civil et le militaire. Qu’est-ce que cela implique ?

IS : Le spatial est dual par définition et, depuis les années 1980, le rapprochement entre civil et militaire est encouragé pour éviter les erreurs commises en URSS, où les nombreux conglomérats n’ont pas été capables d’innover et de répondre aux besoins civils. En Chine, il n’existe que deux conglomérats pour les industries de défense, mais les start-up sont quand même vues comme une nécessité pour contourner les pesanteurs. Un secteur militaro-commercial a émergé dès 1985 quand [le président] Deng Xiaoping a demandé aux militaires de contribuer à leur autofinancement, d’où la proposition de lancements sur le marché international. Depuis dix ans, on est passé à une nouvelle étape : des acteurs proches du pouvoir peuvent avoir une activité parallèle dans le secteur, avec le risque que leur société soit un jour réintégrée de force dans le système.

MJ : Les deux tiers des entreprises privées du spatial ont été fondées depuis 2014. Il est notable que des militaires participent à cette tendance. Space Trek, par exemple, a été créé par un ex-ingénieur de la Force des missiles stratégiques de l’APL. Elle vend d’ailleurs des missiles balistiques, une incongruité pour une entreprise privée en Chine. Une hypothèse serait que cette start-up développe des innovations spécifiques à l’usage des militaires (systèmes de guidage, propulsion, corps de rentrée…). Que l’on parle du secteur public ou du privé, le parti dirige et arbitre tout le processus. La communauté spatiale chinoise est en outre endogame, avec des passerelles entre l’armée et le gouvernement, le public et le privé.

On dit que le pouvoir chinois a été impressionné par la démonstration technologique américaine lors de la guerre du Golfe (1990-1991). A-t-il depuis mieux intégré le spatial dans les opérations militaires ?

IS : Indéniablement oui. Cependant, on estime le budget spatial chinois total à 10 milliards de dollars [8,2 milliards d’euros], quand celui des Etats-Unis se monte à près de 50 milliards, dont plus de la moitié pour le militaire. La Chine est donc encore loin derrière. Par ailleurs, le pays n’a pas d’interventions comparables sur les théâtres extérieurs, et doit développer une vaste gamme de technologies dans l’ensemble de ses forces armées. Il ne va donc pas dépenser des milliards pour blinder ses satellites ou donner une priorité à la résilience. D’autant que l’intégration du spatial dans les opérations militaires au niveau des Etats-Unis, avec l’information et l’initiative qu’elle confère aux commandants de terrain, remet en cause la chaîne de commandement telle qu’elle est conçue.

La Chine s’est dotée d’une capacité essentielle, celle de l’observation « tout temps » par radar, très utile pour l’armée. Elle ne cherche pas à voir à 10 cm, ou aussi précisément que les Américains. Elle veut des images adaptées à ses besoins, avec de meilleurs taux de revisite [un nombre important de passages] sur des lieux précis. Elle a aussi besoin de nourrir des systèmes géoréférencés.

MJ : Depuis la guerre du Golfe, la Chine veut pouvoir « gagner une guerre dans des conditions d’informatisation » selon ses propres termes. La modernisation technologique est donc la priorité. La Chine n’a certes pas d’opérations extérieures au sens de la guerre, mais son empreinte militaire à l’étranger est de plus en plus évidente, et le spatial va jouer un rôle croissant dans ces activités.

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Copyright Le Monde / Nathalie Guibert

 

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