Publié le 01/02/2021

Sophie BOISSEAU du ROCHER, interviewée par Laurence Defranoux pour Libération

Spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Sophie Boisseau du Rocher revient sur le coup d’Etat birman et sur les liens entretenus par le pays avec la Chine et l’Occident.

Trois mois après la victoire écrasante du parti d'Aung San Suu Kyi aux élections de novembre, les militaires ont repris lundi le pouvoir. Alors que les démocraties occidentales ont condamné sans ambiguïté le coup d'Etat, la Chine s'est contentée d'«appeler les acteurs politiques birmans à régler leurs différends dans le cadre de la Constitution et des lois afin de maintenir la stabilité politique et sociale». Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée à l'Institut français des relations internationales (Ifri), analyse ce coup de force.

Que représente ce coup d’Etat pour la Birmanie ?

C’est une régression politique majeure, qui montre que le retour à des pratiques anciennes autoritaires est toujours possible en Asie du Sud-Est, comme dans la Thaïlande voisine. Les Birmans ont été opprimés pendant plus de cinq décennies. Il était frappant de voir que, ces dernières années, en dépit des faiblesses et des déficiences réelles du gouvernement d’Aung San Suu Kyi, la population était apaisée. De nouveau, l’armée joue sur le registre de la peur, des sanctions et du contrôle permanent. Ce coup d’Etat est d’autant plus inquiétant qu’il ne correspond pas à l’état d’esprit des nouvelles générations.

Ce coup de force aurait-il pu avoir lieu sans l’accord de la Chine ?

Le communiqué chinois ne condamne pas clairement le coup d'Etat. Mais l'armée et la Ligue nationale pour la démocratie [LND, le parti d'Aung San Suu Kyi, ndlr] entretiennent des relations compliquées avec Pékin. La Chine n'a aucun intérêt à voir une alternance démocratique qui pourrait remettre en cause ses engagements industriels et financiers très lourds dans le pays. Le régime communiste a plutôt besoin d'une équipe autoritaire qu'elle connaît et qui peut rester au pouvoir durant encore vingt ans. On peut penser que le général Min Aung Hlaing n'aurait pas agi aussi vite sans la caution de Pékin, mais sans en être sûrs. Les militaires craignent aussi la mainmise chinoise. Ils ont peut-être joué leurs propres cartes en voyant que le résultat des élections de 2020 leur était encore moins favorable qu'en 2015. Il peut y avoir aussi une motivation économique : avec l'arrivée de la LND au pouvoir, certains conglomérats de l'armée ont subi la concurrence de groupes birmans et étrangers. Il ne faut pas négliger l'aspect moins rationnel du règlement de compte entre le général Min et Aung San Suu Kyi. Cette dernière a réussi à gouverner et s'attaquait aux amendements nécessaires pour modifier la Constitution. Le général Min a pris cela comme la provocation de trop. A terme, c'était un déclassement pour l'institution qu'il représente.

L’arrestation d’Aung San Suu Kyi est-elle aussi une provocation envers l’Occident, qui l’a adulée ?

Les militaires veulent montrer qu'ils ont toujours les cartes en main. Il me paraît clair que ni les Européens ni les Américains, toujours très déclaratifs, ne viendront au secours des Birmans qui iront manifester au péril de leurs vies. L'Occident a une relation très émotionnelle avec la Birmanie, et surtout avec Aung San Suu Kyi. On sait qu'une transition démocratique après cinq décennies de régime autoritaire ne se fait pas en quelques mois. Or, après 2017 [date de l'opération de nettoyage ethnique menée par les forces de l'ordre birmanes et des milices bouddhistes contre les Rohingyas], l'Occident n'a pas essayé de comprendre la complexité de la situation dans un pays aux prises avec des guerres civiles permanentes. Au lieu de conforter le mouvement vers la démocratie, sa réaction a été de vilipender Aung San Suu Kyi et de bloquer les investissements en Birmanie, avec des répercussions économiques très négatives. Cela a laissé le champ libre à la Chine et au Japon.

Ce coup d’Etat s’inscrit-il dans une dynamique régionale de retour à des pratiques autoritaires ?

La tendance est inquiétante mais pas nouvelle, même s’il y a derrière une influence chinoise de plus en plus directe. La trajectoire démocratique a pris du temps pour émerger en Asie du Sud-Est, et dans les années 2000, on a même pensé qu’elle allait gagner. Mais on voit des pratiques politiques quasiment claniques se remettre en place un peu partout. Je ne crois pas du tout à la tenue d’élections dans un an. La grande inconnue reste la réaction de la population, mais elle ne dispose que de peu de cartes face à une armée très remontée.

 

Retrouver l'artice originale sur le site de Libération [1].