Publié le 22/02/2021

Aurélien DENIZEAU

La très active politique étrangère de la Turquie est souvent assimilée à la seule volonté de Recep Tayyip Erdoğan, président de la République (depuis 2014) et chef incontesté de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement), parti conservateur d’inspiration islamique au pouvoir depuis 2002. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi.

Jusqu’au milieu des années 2010, la source d’inspiration de la stratégie diplomatique turque paraissait bien identifiée en la personne d’Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères (2009-2014) puis Premier ministre (2014-2016). Son influence était telle que l’on parlait d’une « doctrine Davutoğlu », guide universel de la politique étrangère turque.

La mise à l’écart d’Ahmet Davutoğlu en 2016 n’a pas ouvert la place à des figures intellectuelles d’une influence comparable. Et si la Turquie fait toujours preuve d’un impressionnant activisme extérieur, il est devenu plus difficile de déterminer ses objectifs et ses principes d’action. Répondant aussi à des déterminants de politique interne, la politique étrangère de Tayyip Erdoğan ne paraît plus traduire une vision stratégique de long terme. On peut toutefois mieux comprendre ses ressorts en s’intéressant aux nombreux conseillers qui entourent le chef de l’État. Leur capacité d’action est certes limitée mais ils fournissent l’exécutif turc en outils idéologiques pour dynamiser ses options diplomatiques et stratégiques.

Une évolution institutionnelle favorisant la personnalisation de la politique étrangère

La réforme constitutionnelle de 2017 a profondément modifié les équilibres institutionnels turcs. Le grand bénéficiaire en est le président de la République : il récupère les attributions du Premier ministre – dont le poste est supprimé – mais, contrairement à ce dernier, n’est pas responsable devant le Parlement. La Turquie passe ainsi d’un régime parlementaire à un régime présidentiel hypertrophié et Recep Tayyip Erdoğan devient dès lors le maître absolu du pouvoir exécutif, plaçant tous les ministères sous sa tutelle directe. Parallèlement, la campagne référendaire menée en faveur de cette réforme a vu le parti présidentiel AKP se rapprocher du Parti d’action nationaliste, le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi), qui siégeait jusque-là dans l’opposition, avec lequel une coalition est formée au Parlement en 2018. Le président turc se met alors dans une situation paradoxale : patron incontesté, il est obligé de prendre en compte les aspirations de ses nouveaux alliés pour maintenir sa majorité.

Contrairement à son lointain prédécesseur Ahmet Davutoğlu, l’actuel ministre des Affaires étrangères – depuis 2015 –, Mevlüt Çavuşoğlu, n’a pas une réputation d’éminence grise. Il est davantage perçu comme un gestionnaire et un chargé de communication, le corps diplomatique placé sous sa tutelle appliquant en réalité les options définies par la présidence de la République. La montée des tensions régionales et la reprise des affrontements avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont par ailleurs revalorisé la contribution des institutions sécuritaires : le ministère de la Défense, dirigé depuis 2018 par l’ancien chef d’État-Major Hulusi Akar, le ministère de l’Intérieur, dirigé depuis 2016 par Süleyman Soylu, et les services de renseignements, sous le commandement de Hakan Fidan depuis 2010.

Au-delà de cette structure institutionnelle, Recep Tayyip Erdoğan s’est entouré de conseillers issus d’horizons très divers pour définir sa politique stratégique et diplomatique. Il s’appuie ainsi sur des universitaires, dont les plus influents se réunissent périodiquement au sein d’un Conseil de sécurité et des politiques étrangères (CSPE), directement lié à la présidence de la République. Les partis politiques alliés fournissent également un vivier de conseillers. Enfin, des liens plus personnels jouent, Tayyip Erdoğan s’appuyant par exemple sur la confrérie nakchibendi dont il est membre, rivale historique de la confrérie de Fethullah Gülen, avec laquelle il a rompu entre 2009 et 2013, ou encore sur son entourage familial. Cette hétérogénéité de profils produit une certaine diversité idéologique et doctrinale. Aux disciples de la vision davutoğlienne, souvent qualifiée de « néo-ottomane », se sont adjoints des nationalistes, certains de tendance islamo-conservatrice, d’autres plus séculiers, se réclamant parfois du kémalisme, et aussi une tendance eurasiste, plus discrète.

Les orphelins d’Ahmet Davutoğlu : un important vivier académique

La doctrine formulée par l’ancien ministre des Affaires étrangères a été mise en application à la fin des années 2000. Elle visait la prospérité de la Turquie, la pacification de son environnement régional et son émergence comme puissance globale, par la sortie du prisme sécuritaire et par une diplomatie pro-active, multidirectionnelle et multidimensionnelle, mêlant hard et soft power. Après les révolutions arabes de 2011, Ahmet Davutoğlu a tenté d’intégrer dans cette vision le soutien aux sociétés civiles en quête de démocratie, et de s’appuyer sur les Frères musulmans. Mais l’échec de ces derniers en Égypte et en Syrie a progressivement discrédité cette option et marginalisé Ahmet Davutoğlu.

Quoique celui-ci soit désormais officiellement dans l’opposition, de nombreux universitaires idéologiquement ou personnellement proches de lui continuent de conseiller Erdoğan. Le plus important d’entre eux est İbrahim Kalın, porte-parole de la présidence et vice-président du CSPE. Président-fondateur de la SETA (2005-2009), centre de recherches stratégiques réputé proche de l’AKP, il s’intéresse au monde arabe, au sein duquel il défend notamment les Frères musulmans face au pouvoir militaire égyptien. Son rôle de porte-parole lui permet de s’exprimer régulièrement dans les médias.

D’autres conseillers perpétuent l’influence de Davutoğlu. Son tropisme moyen-oriental se retrouve chez Yasin Aktay, un fidèle du président Erdoğan, arabophone et promoteur d’une politique pro-active à l’égard du monde arabe. Ahmet Kavas, ambassadeur au Tchad de 2013 à 2015, parfaitement francophone, défend une approche multidimensionnelle de l’Afrique subsaharienne, sahélienne en particulier. Sa nomination en 2019 comme ambassadeur au Sénégal, pays considéré comme stratégique par Ankara, témoigne du statut de son expertise. Sur les questions européennes on retrouve encore des libéraux favorables à l’adhésion turque, en adéquation avec la doctrine en cours dans les années 2010. C’est le cas de Gulnur Aybet, professeure de relations internationales et membre du CSPE, ou de Volkan Bozkır, ancien ministre des Affaires européennes (2014-2015, 2015-2016).

Le cas de l’actuel directeur de la fondation SETA, Burhanettin Duran, également membre du CSPE, est plus complexe. Initialement tenant de la ligne davutoğlienne, cet universitaire a adopté après la tentative de putsch de 2016 une rhétorique plus nationaliste, illustrant les nouvelles influences à l’œuvre sur la vision stratégique des élites turques.

Une affirmation des nationalistes au sein des structures sécuritaires

La fin du processus de paix avec le PKK (2015), les attentats liés au conflit syrien sur le sol turc (à partir de 2013), les interventions militaires de la Turquie (en Syrie depuis 2016, en Libye depuis 2020…) et les tensions croissantes avec la Grèce en Méditerranée orientale ont redonné un poids important aux institutions liées à la sécurité, dont le rôle avait diminué dans les années 2000. Recep Tayyip Erdoğan s’est rapproché de l’institution militaire, tenante historique du nationalisme turc. Il a fait de l’ancien chef d’État-major Hulusi Akar son ministre de la Défense en 2018. Ce personnage discret, dont la réputation est de ne pas se mêler de politique intérieure, a pesé sur la stratégie syrienne, faisant de la lutte contre la constitution d’un État kurde autonome une priorité.

Avec 289 députés sur 600, l’AKP n’a pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale, une situation qui favorise largement son allié nationaliste, le MHP, dont la petite cinquantaine de député devient la clé de la majorité parlementaire d’Erdoğan. Ce faisant, le parti de Devlet Bahçeli a décuplé son influence sur l’agenda stratégique. Le tournant nationaliste se ressent dans l’entourage du chef de l’État. Le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu, autrefois libéral (il fut chef du Parti démocrate), est devenu un ferme partisan de l’alliance avec le MHP et d’une politique offensive à l’égard du PKK. Son ancien rival au sein du Parti démocrate, Çağrı Erhan, a suivi une trajectoire similaire : membre du CSPE, il s’affirme très nationaliste et a marqué son soutien sans faille à l’Azerbaïdjan lors de la guerre contre l’Arménie à l’automne 2020.

Recep Tayyip Erdoğan a néanmoins pris garde de ne pas choisir ses inspirateurs uniquement dans les sphères nationalistes : il s’appuie aussi sur des personnalités de tendance islamiste plus marquée, tel son conseiller proche Adnan Tanrıverdi, fondateur de la firme paramilitaire SADAT, très engagé dans le soutien aux insurgés syriens. Le président turc compte aussi sur sa famille : les drones tactiques TB-2 de la firme Baykar, dirigée par son gendre, Selçuk Bayraktar, sont préférés par l’armée turque sur de nombreux terrains aux Anka-S élaborés par la firme d’État TAI. Si les performances techniques peuvent justifier ce choix, il n’en confirme pas moins la volonté du chef de l’État de garder un contrôle personnel sur les affaires stratégiques.

La discrète influence eurasiste

S’inspirant de l’eurasisme russe, des penseurs turcs ont développé une vision politique originale défendant une coopération avec les pays d’Asie centrale, la Russie, l’Iran, voire la Chine, au sein d’un bloc eurasiatique pensé comme contrepoids aux puissances occidentales. Compatible avec le panturquisme, qui prône l’union politique et culturelle des peuples turcophones, cette idéologie eurasiste est identifiée au Vatan Partisi [Parti de la Patrie] de Doğu Perinçek. Ancien militant marxiste, proche du PKK dans sa jeunesse, ce dernier a développé au cours des années 2000 un discours nationaliste, favorable à un rapprochement avec la Chine, la Russie et l’Iran.

Il est difficile de caractériser la nature des liens entre Doğu Perincek, dont la mouvance se caractérise par une certaine opacité, et Recep Tayyip Erdoğan. Il est en revanche attesté qu’à la faveur de la purge des cadres gülenistes, des militants eurasistes ont pu occuper des fonctions, souvent subalternes, au sein des institutions turques. Certaines figures se distinguent, tel Yiğit Bulut, journaliste et conseiller du président Erdoğan depuis 2013, qui défend un rapprochement avec Moscou et Pékin. Mais on s’intéressera aussi à Hakan Fidan, chef des services de renseignement, qui a exprimé de longue date son intérêt pour l’idée eurasiste, et qui est réputé favorable à un rapprochement avec l’Iran. Ancien proche d’Ahmet Davutoğlu, il fait désormais partie du premier cercle d’Erdoğan dont il était l’homme de confiance lors des pourparlers de paix avec le PKK. Assez mystérieux, il semble bien être la figure eurasiste la plus influente au Palais.

Un entourage perméable aux idées nouvelles : l’exemple de la Mavi Vatan

Les conseillers du président turc en matière stratégique et diplomatique forment finalement un ensemble sans grande cohésion. Il peut ainsi recourir à des éléments idéologiques épars, mobilisés de façon très pragmatique en fonction des opportunités. La manière dont il a repris à son compte l’idéologie de la Mavi Vatan [Patrie bleue], base des revendications territoriales turques en Méditerranée, illustre bien cette souplesse. Les amiraux qui ont élaboré cette doctrine ne sont en effet pas des proches de Recep Tayyip Erdoğan : Cem Gürdeniz se décrit comme kémaliste et réfute tout lien avec le gouvernement turc ou l’islam politique ; Cihat Yaycı, chef d’État-major de la Marine (2017-2020) a été poussé à la démission en mai 2020. Si le président turc s’est approprié leurs idées, c’est surtout parce qu’elles ont leurs adeptes au sein de son riche vivier de conseillers – davantage au sein des cercles nationalistes et eurasistes que chez İbrahim Kalın et les anciens proches d’Ahmet Davutoğlu. Mais la validation personnelle de la Mavi Vatan par Erdoğan, qui demeure seul décisionnaire, renforce sa stature de leader dans la logique d’un régime de plus en plus personnalisé.