Publié le 22/02/2021

Éric-André MARTIN, Propos recueillis par Paul Véronique dans l'Express

Les sanctions ciblées décidées par l'Union européenne (UE) pour sanctionner la Russie dans le dossier Navalny, interrogent sur la capacité de l'UE à s'affirmer comme un acteur géopolitique de premier plan, selon le chercheur Éric-André Martin.

L'UE tape du poing sur la table... mais peut-être pas assez fort. Les ministres des Affaires étrangères des 27 ont décidé ce lundi de sanctionner quatre hauts fonctionnaires russes responsables du traitement infligé à Alexei Navalny. L'opposant à Vladimir Poutine a été condamné début février à trois ans et demi de prison pour violation de son contrôle judiciaire. Il avait été arrêté mi-janvier, dès son retour à Moscou, après six mois de convalescence en Allemagne, à la suite d'un empoisonnement attribué au Kremlin. Si ces sanctions envoient un message à la Russie en ce qui concerne le respect des droits de l'homme, elles restent malgré tout assez peu dissuasives selon Éric-André Martin, chercheur spécialiste de l'Europe, et secrétaire général du Comité d'études franco-allemandes (Cerfa) de l'Institut français des relations internationales (IFRI). 

 

L'Express : Pour la première fois, l'UE a actionné son régime mondial de sanctions en matière de droits de l'homme pour décider de sanctions ciblées contre quatre fonctionnaires russes. Est-ce un message fort adressé à la Russie ?
 
Éric-André Martin : Ces quatre hauts responsables devraient faire l'objet d'interdictions de visa et d'un gel de leurs avoirs au sein de l'UE. Donc ces sanctions restent plutôt de l'ordre de la mesure symbolique. L'idée est avant tout d'envoyer un message politique à la Russie, consistant à dire que les 27 s'opposent à ses pratiques dans l'affaire Navalny.
 
De plus, il faut rappeler que la Russie fait déjà l'objet de sanctions multiples de la part de l'Union européenne. Les plus importantes ont été prises à la suite de l'annexion de la Crimée en 2014. Aujourd'hui, le contentieux s'élargit à la question de la répression de l'opposition en interne. Mais globalement, cela ne change pas réellement la donne par rapport aux sanctions qui ont déjà pu être prises contre la Russie par le passé. Par ailleurs, il y a assez peu d'exemples, où des mesures de ce type, ont suffi à faire évoluer les pratiques contestées d'un gouvernement étranger.
 
Ces sanctions sont le fruit d'une concertation avec l'administration Biden. Cela illustre-t-il tout de même un renforcement des relations transatlantiques après les années Trump ?
 
Oui, c'est le signal qu'il y a un renforcement des relations. Joe Biden avait clairement annoncé, dès la campagne présidentielle, sa volonté de ressouder la communauté occidentale autour d'une communauté de valeurs. Donc en ce sens, il était important d'envoyer un message aux autorités russes dans ce dossier, afin de leur faire comprendre que leurs pratiques ne sont pas conformes à un mode de gestion acceptable du débat public.
 
Cette concertation reflète donc une convergence plus grande des États-Unis et de l'Europe sur ces questions, et amorce peut-être une meilleure coopération à l'avenir en ce qui concerne spécifiquement le cas de la Russie. Cela dit, on peut tout de même nuancer en rappelant qu'il existe toujours des divergences entre les États-Unis et l'UE vis-à-vis de ce pays, notamment en ce qui concerne le projet de gazoduc Nord Stream 2, auquel s'opposent les Américains.
 
Justement, en excluant la possibilité de suspendre le chantier Nord Stream 2, l'UE n'a-t-elle pas renoncé à son principal moyen de pression contre la Russie ?
 
On pourrait le penser a priori, mais lorsqu'il s'agit de faire pression sur un État étranger, se pose la question de la proportionnalité des mesures. Si on s'intéresse spécifiquement au cas du gazoduc Nord Stream 2, qui doit relier la Russie à l'Allemagne, il faut rappeler qu'il a survécu à la crise ukrainienne. Pourtant, c'est bien ce dossier primordial qui aurait pu justifier son annulation. Donc sachant cela, il était en réalité difficile d'imaginer que le projet soit vraiment abandonné dans le cadre de l'affaire Navalny.
 
In fine, l'une des problématiques est de savoir quelles relations l'Union européenne veut avoir avec la Russie. Pour certains pays européens, et notamment la France, se montrer uniquement restrictif avec la Russie risque d'alimenter la défiance et de la pousser à se tourner davantage vers la Chine. Ce qui ne semble pas non plus aller dans le sens des Européens.
 
De plus, la Russie reste un acteur majeur dans plusieurs dossiers de premier plan, comme la guerre en Syrie ou le nucléaire iranien. Dès lors, il n'est pas nécessairement dans l'intérêt des Européens de rompre le dialogue. On est dans un exercice d'équilibriste assez délicat, parce que certaines sanctions, si elles sont efficaces, peuvent aussi parfois se révéler contre-productives.
 
Les divisions entre Européens sur la réponse à apporter dans l'affaire Navalny, les contraignaient-ils à adopter un compromis mou ?
 
Tout à fait, ces sanctions étaient aussi conditionnées à la nécessité de préserver l'unité des pays de l'UE. Certains États membres, comme les pays baltes, poussaient pour des sanctions plus ambitieuses. D'autres, comme la France et l'Allemagne, étaient beaucoup plus mesurés dans la réponse à apporter. Donc en définitive, on aboutit au compromis que vous décrivez. C'est un problème qui questionne, à mon sens, la capacité de l'UE à s'affirmer comme un acteur géopolitique de premier plan.
 
De plus, on peut aussi s'interroger, au-delà du dossier Navalny, sur l'incapacité de l'UE à sanctionner des pays comme la Turquie ou la Chine. Les Européens restent très divisés sur les questions stratégiques. Pourtant elles sont fondamentales, et de nombreux pays comme la Russie, la Chine ou même les États-Unis, surveillent de près la capacité de l'UE à prendre des actions effectives et efficaces.
 
 

Copyright L'Express / Paul Véronique

 

>> Cet article est disponible sur le site de l'Express [1] (réservé aux abonnés).