Publié le 14/01/2021

Benjamin AUGE, cité par Antoine Malo dans Le Journal du Dimanche

C'est une terre quasi coupée du monde et interdite aux journalistes, un endroit aux plages de sable fin, regorgeant de rubis et de gaz, mais qui reste l'une des régions les plus déshéritées et dangereuses du Mozambique. Cabo Delgado, province septentrionale du pays d'Afrique australe, est même devenue l'une des principales zones d'action du djihadisme sur le continent. L'organisation Ansar Al-Sunna (AAS), plus connue sous le nom d'Al-Shabab, est certes présente dans la zone depuis des années. Mais depuis le début de 2020, elle connaît une croissance exponentielle.

Aux razzias meurtrières dans les villages se sont ajoutés des raids dans des localités plus importantes, comme la stratégique cité portuaire de Mocimboa de Praia, qui, malgré les dénégations du gouvernement, serait toujours occupée.

"L'un des projets industriels les plus importants de l'Histoire" mis entre parenthèses

La situation est à ce point dégradée que le pharaonique projet d'exploitation des ressources gazières découvertes en 2010 au large des côtes mozambicaines s'écrit désormais en pointillé. "Avec 100 milliards de dollars d'investissements, si toutes les réserves connues sont développées, c'est pourtant l'un des projets industriels les plus importants de l'Histoire", affirme Benjamin Augé, chercheur à l'Ifri.  

Le week-end dernier, après une série d'attaques meurtrières, Total, qui va mettre quelque 20 milliards de dollars sur la table pour exploiter, à partir de 2024, l'un de ces champs gaziers, a décidé d'évacuer les 3 000 salariés qui construisent le futur complexe. "Un programme d'une telle ampleur suspendu, c'est du jamais-vu", s'étonne Benjamin Augé.

Après un nouveau massacre d'Al-Shabab en novembre, Emmanuel Macron demandait dans un tweet "une réponse internationale". De fait, selon le site Africa Intelligence, Paris échangerait déjà des données et de l'imagerie satellite avec Maputo. Dans les pays voisins, notamment en Afrique du Sud, des voix poussent à un engagement régional, sans grand effet. "Le régime mozambicain, très soucieux de la souveraineté du pays, reste réticent à une intervention étrangère", souligne une source française. Pour l'instant, seule une coopération militaire avec l'Union européenne devrait être mise en place dans les prochains mois. Selon l'ONG Acled, 2.400 Mozambicains ont été tués depuis 2017, dont la moitié de civils.

Par ailleurs, 530.000 personnes ont été contraintes de quitter leurs terres. "Nous faisons face à une grave crise humanitaire et rien ne permet d'espérer qu'elle s'arrête prochainement", s'inquiète Zenaida Machado, de l'ONG Human Rights Watch.

L'armée dépassée face à une violence extrême  

Créé en 2007 par des étudiants de retour du Soudan et d'Arabie saoudite, AAS était à l'origine un mouvement religieux quiétiste. Peu à peu, il s'est radicalisé, prônant l'instauration de la charia, et s'est mué en groupe armé. Cabo Delgado, à majorité musulmane et délaissée depuis des décennies par le pouvoir central, s'est révélée un terrain favorable à son développement. "Al-Shabab a notamment recruté parmi les mineurs illégaux que le gouvernement a expulsés des mines de rubis", explique Cécile Marchand, de l'ONG Les Amis de la Terre, auteure d'un rapport critique sur les agissements français au Mozambique.

AAS mène sa première action d'envergure en octobre 2017. Mais c'est en 2020 qu'il monte en puissance. Selon l'ONG Acled, la moitié des 700 attaques du groupe ont été menées l'année dernière. Une conséquence de son allégeance l'année précédente au groupe État islamique (EI) ? Ce ralliement tient surtout de l'affichage, même si, selon Éric Morier-Genoud, spécialiste de l'histoire africaine à l'université Queen's de Belfast, "il semble que l'EI ait envoyé des spécialistes pour aider les insurgés". Le chercheur évalue les effectifs à 2.000 ou 3.000 hommes, volontaires ou recrutés de force, mozambicains en majorité.

Comme Daech, AAS se caractérise par sa violence extrême : en avril, 52 jeunes d'un village qui refusaient de le rejoindre ont ainsi été décapités. "Ces décapitations, parfois accompagnées de démembrements, ont été pratiquées dès le début, précise Éric Morier-Genoud. Cette violence est en partie tactique, pour terroriser l'ennemi."  

Réduisant d'abord les insurgés à des bandits, l'armée mozambicaine est aujourd'hui dépassée au point de faire appel aux compagnies de sécurité privées sud-africaines Dyck Advisory Group et Paramount. Mais cela reste insuffisant pour inverser le rapport de forces. "L'armée pèche dans le renseignement car elle ne parvient pas à infiltrer les insurgés", précise Benjamin Augé. Pour assurer sa sécurité, Total, qui a passé un contrat de protection avec Maputo, s'appuie sur plusieurs centaines de ces mêmes militaires. Pour sa défense, l'entreprise française affirme que chaque soldat ou policier affecté sur le site reçoit une formation sur les droits de l'homme.

La compagnie américaine Exxon Mobil va-t-elle se retirer du Mozambique ?

Quoi qu'il en soit, le miracle gazier mozambicain ressemble de plus en plus à une malédiction, surtout pour ces populations locales qui n'en profitent que très peu. "Des milliards sont investis à Cabo Delgado, mais il est toujours aussi difficile d'y trouver une clinique, s'indigne Zenaida Machado. C'est une honte !" De quoi nourrir un mécontentement qu'AAS tente d'instrumentaliser. En mai, la BBC diffusait une vidéo d'un leader local dénonçant la corruption des autorités et l'humiliation des plus pauvres. "Al-Shabab est en train de passer de mouvement religieux à mouvement anti-État qui devient de moins en moins contrôlable", relève Benjamin Augé.

Parallèlement, les djihadistes semblent bien décidés à perturber directement le secteur gazier. Deux attaques en décembre se sont dangereusement rapprochées de la péninsule d'Afungi, où est situé le site de liquéfaction. "L'une d'elles était à proximité de l'aérodrome utilisé par Total, explique Benjamin Augé. Dès lors, de possibles infiltrations sont possibles et il ne peut plus être considéré comme sûr."

Cela va-t-il compromettre le plus gros projet gazier de la compagnie française ? "Non, il est trop important pour être abandonné, mais la pause des activités peut être de longue durée tant que les autorités ne donnent pas de gages suffisants", poursuit Benjamin Augé.

L'entreprise soutient de son côté qu'elle a l'habitude d'opérer en terrain hostile. "La sécurité seule ne devrait rien remettre en question, ajoute Éric Morier-Genoud. Mais, additionné à la situation du marché du gaz et aux difficultés de certaines entreprises, ça pourrait conduire l'une ou l'autre compagnie à se retirer du Mozambique." Annoncé depuis plusieurs mois, l'américain Exxon Mobil n'a toujours pas signé la décision finale d'investissement qui acterait son engagement définitif dans l'ancienne colonie portugaise. 

>> Cet article est disponible sur le site du Journal du dimanche [1] (réservé aux abonnés).