Publié le 25/03/2021

Sophie BOISSEAU du ROCHER, interviewée par Pascale Veysset pour TV5 Monde

Plus de 600 personnes interpellées depuis le coup d'Etat du 1er février ont été relâchées mercredi 24 mars par la junte. La junte qui poursuit sa répression meurtrière détient toujours des centaines de civils, dont l'ex-dirigeante birmane. L'audience d'Aung San Suu Kyi devant le tribunal a été une nouvelle fois reportée au 1 er avril. Existe-t-il une solution à cette crise politique ? Qui sont ces Birmans qui tiennent tête à la junte militaire ? Entretien avec Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse au Centre Asie de l'Institut français des relations internationales (IFRI). 

TV5MONDE : Le 1 er février 2021, l’armée birmane a renversé le gouvernement d’Aung San Suu Kyi. Avez-vous été surprise par ce coup d'Etat ? 

Sophie Boisseau du Rocher : A la fois oui et non. Oui évidemment, ce coup d’Etat a surpris tant l’armée, la Tatmadaw, qui est revenue à des pratiques qui paraissent anachroniques dans un contexte d’appel d’air porté par la promesse d’un avenir meilleur. Cependant, à y regarder de près, on pouvait l’anticiper : factuellement, l’armée a posé un ultimatum au gouvernement civil en demandant à la Commission électorale de publier les listes électorales à des fins de vérification. Face à l’indignation des citoyens et au refus du gouvernement civil, l’armée a agi.

Au fond, quand on regarde ce qui s’est passé lors des précédents coups d’Etat, en 1962, en 1990 et aujourd’hui, on retrouve la même logique et le même mode opératoire : quand l’armée est insatisfaite de la situation, elle renverse la situation. Et aujourd’hui comme dans le passé, cette logique corporatiste prévaut sur la logique collective. L’armée entend représenter l’intérêt national.

Si on continue à aligner les faits pour y déceler les raisons ou les incitations au coup de force du 1er février, on trouve plusieurs signaux : depuis l’arrivée au pouvoir de la LND (Ligue Nationale pour la Démocratie, parti politique birman d’Aung San Suu Kyi) à la suite des élections de novembre 2015, trois actions ont véritablement heurté l’armée. 

La première, c’est lorsque Aung San Suu Kyi s’est attribuée le titre de conseillère d’Etat en mars 2016, contournant ainsi l’article 59-F qui lui interdisait, parce qu’elle était mariée à un étranger (NDLR, l’article 59-F de la Constitution birmane proscrit à tout candidat ayant un conjoint ou des enfants étrangers d'assumer la responsabilité de président ou de vice-président) , d’assurer les plus hautes fonctions de l’Etat. Aung San Suu Kyi a contourné habilement les contraintes imposées par l’armée ; elle choisira également le poste de ministre des Affaires étrangères pour garder le contrôle des contacts avec l’étranger.

Néanmoins, en dépit des condamnations extrêmement virulentes de la communauté internationale (sur la question des Rohingyas), Aung San Suu Kyi a quand même essayé de faire prévaloir la voix de la négociation qu’elle avait entamée, on ne le dit pas suffisamment, en établissant le Comité consultatif pour l’Arakan, confié à Kofi Annan en août 2016.

Le second piège dans lequel l’armée a espéré qu’elle se perdrait est celui des Rohingyas en 2016/2017, mais là encore, Aung San Suu Kyi a réussi à peu près à se tirer d'affaires par une action diplomatique qui a redoré son blason aux yeux de la population. L’armée qui, toujours grâce à la constitution de 2008, a le contrôle de 3 ministères clés - la Défense, les Affaires frontalières et la Sécurité intérieure – avait les mains libres dans l’État de Rakhine (ex-Etat d'Arakan, où vivent les Rohingyas) quand ASSK était impuissante sur le terrain. Néanmoins, en dépit des condamnations extrêmement virulentes de la communauté internationale, Aung San Suu Kyi a quand même essayé de faire prévaloir la voix de la négociation qu’elle avait entamée, on ne le dit pas suffisamment, en établissant le Comité consultatif pour l’Arakan, confié à Kofi Annan en août 2016. Celui-ci avait rendu son rapport préconisant des solutions concrètes quelques jours avant les attaques. Elle a défendu son point de vue en représentant son pays à la Cour Internationale de Justice. En Birmanie même, où la question Rohingya est très sensible par rapport à l’identité nationale, la population l’a soutenue et donc, elle n’a pas reçu l'opprobre que les militaires auraient souhaité qu’elle ait.

Troisième action, en mars 2020, quand la LND a déposé des amendements pour modifier la Constitution. L’armée se doutait bien qu’avec le plébiscite des dernières élections de novembre 2020, la LND allait remettre ce sujet sur la table et allait effectivement bénéficier d’une dynamique et d’un élan.  A terme, les intérêts très tangibles de la Tatmadaw étaient en jeu.

Pour résumer, l’armée et la Ligue Nationale pour la Démocratie jouaient au chat et à la souris pour définir l’espace démocratique. La transition politique gagnant du terrain, l’armée, mécontente et frustrée, s’est inquiétée et est intervenue pour arrêter le processus. C’est dramatiquement assez simple.

TV5MONDE : Aung San Suu kyi a été emprisonnée. Depuis, des centaines de milliers de Birmans manifestent pacifiquement pour demander sa libération. Comment l’expliquer ?

Sophie Boisseau du Rocher : Dans l’histoire violente des dernières décennies, Aung San Suu Kyi, c’est une figure symbolique, une figure à la fois maternelle et protectrice. Beaucoup de Birmans l’appellent d’ailleurs « Daw », ce qui signifie mère. 

Aung San Suu Kyi est d’abord la fille de son père, un des héros de l’indépendance birmane, fondateur de l’armée (la Tatmadaw). Elle a repris le flambeau de son père, assassiné à trente-deux ans, en 1947. Le général Aung San avait pour ambition de créer une nouvelle Birmanie, une nouvelle nation birmane après le traumatisme de la période coloniale (rappelons qu’il a fallu 3 guerres aux Britanniques pour prendre le contrôle du pays et qu’à l’indépendance, Yangon a refusé d’intégrer le Commonwealth). Et c’est à cette tâche que sa fille s’est attelée, achever la réconciliation nationale et donner un horizon d’avenir prometteur aux Birmans, d’où l’importance des négociations avec les différentes ethnies dénommées les "accords de Panglong du XXIe siècle"( qui faisaient écho aux négociations menées par son père à Panglong en février 1947). Pour Aung San Suu Kyi, c’était l’un des chantiers prioritaires. 

En 1988, alors qu’elle était rentrée à Yangon pour s’occuper de sa mère malade, elle n’a pas pu rester indifférente aux manifestations qui déjà, réclamaient la fin de la dictature et une transition. Elle s’est jointe aux manifestants avec toute l’aura, et la légitimité dont disposait sa famille ; son discours à la pagode Shwedagon de Rangoun en août 1988 a eu un effet incroyable : « n’ayez pas peur, relevez la tête ». Sa carrière politique était lancée et à partir de ce jour, elle est devenue la bête noire de l’armée et l’idole des foules. 

L’Occident a trop vite fait d’Aung Sang Suu Kyi une icône, un personnage dont nous attendions beaucoup sans réaliser les innombrables contraintes de son action politique.

Aujourd’hui, c’est exactement le même message qu’elle adresse à ses concitoyens (dans la lettre qu’elle a écrite avant d’être assignée à résidence le 1er février). Aung San Suu Kyi, tout le monde le sait, est parfois intransigeante, elle peut manquer d’esprit de compromis, voire d’empathie ; elle a plusieurs fois heurté les intérêts et les pratiques de l’armée. Précisément, cette rigueur joue à présent comme une garantie : elle ne veut pas rentrer dans les compromis souhaités par l’armée. Elle doit aussi sa popularité à ce caractère trempé. 

Il est important d’ajouter c’est que même si Aung San Suu Kyi a déçu par certains aspects, même si de vrais problèmes n’ont pas encore trouvé de solution au cours de ces dernières années, elle représente une promesse d’avenir qui est certainement bien meilleure que celle des militaires, qui est à l’inverse une promesse de glaciation politique et sociétale. C’est ce qui explique en grande partie, l’ampleur du mouvement de protestation.

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