Publié le 15/04/2021

Thierry de MONTBRIAL, tribune parue dans Le Monde

Entre élargir ses relations avec Moscou et Pékin ou, au contraire, renforcer sa dépendance à l’égard de Washington, l’Allemagne est confrontée à un dilemme déterminant pour l’avenir de l’Europe et du système international, analyse, dans une tribune au « Monde », le président de l’Institut français des relations internationales.

Tribune. Les seize années du règne d’Angela Merkel ont été marquées par une transformation du monde à laquelle la chancelière allemande s’est adaptée au jour le jour, mettant en œuvre son exceptionnel talent pour recoller les morceaux après chacune des crises qui ont déferlé depuis son accession au pouvoir. Ce fut le cas de la crise financière des années 2010 consécutive à la débâcle des subprimes aux Etats-Unis, avec le sauvetage de la zone euro. Ce fut le cas, quoique d’une manière plus discutable (montée de l’AfD), avec la crise migratoire consécutive à la débâcle du « printemps arabe ». Ce fut encore le cas avec le Brexit et même avec la pandémie de Covid-19.

Autant de circonstances mettant à l’épreuve l’Union européenne, qui, à chaque fois, est sortie plutôt renforcée – du moins si l’on s’en tient à une vision court-termiste. En même temps, la chancelière a fait le dos rond face aux coups de boutoir de Donald Trump, restant fidèle à sa manière d’être : attendre, voir et faire les bons gestes le plus tard possible.

A-t-elle compris que l’élection de Trump en 2016 ne fut pas un accident de parcours mais le signe le plus visible à la fois d’une évolution profonde de la société américaine et celui d’un basculement du monde au profit de l’Asie, d’abord de la Chine ? Croit-elle qu’avec l’élection de Joe Biden on en reviendra au rassurant protectorat américain d’antan – au-delà de ses rites, comme la conférence annuelle de Munich sur la sécurité  [1]? C’est maintenant aux candidats à sa succession que ces questions se posent et leurs réponses engageront, pour une large part, l’avenir de l’Europe et au-delà.

Redéfinir l’avenir de sa sécurité

Avec la crise financière de 2007-2008 et l’éclatement de la rivalité sino-américaine, le monde est véritablement entré dans le XXIe siècle. La doxa atlantiste du temps de la guerre froide est périmée, qu’on le veuille ou non. Les rapports de puissance de la géopolitique classique n’ont rien perdu de leur pertinence, mais la géoéconomie en a accru considérablement la complexité. Le combat contre le réchauffement climatique bouleverse les politiques énergétiques et soulève de nombreux défis technologiques. Les grandes puissances jouent de plus en plus avec l’arme des sanctions.

La tendance manifeste à la démondialisation est moins une réduction radicale de l’interdépendance qu’un combat sans merci en vue du contrôle de nœuds critiques liés à l’accès aux matières premières, aux produits stratégiques (comme les semi-conducteurs) et, plus généralement, aux chaînes d’approvisionnement.

Plus fondamentalement encore, la redistribution de la puissance politique et économique se décidera autour de la maîtrise de l’acquisition et de l’utilisation des données, à l’échelle planétaire. Chaque pays pèsera ce que vaudra son complexe militaro-numérico-industriel. Chaque pays, mais aussi l’Union européenne, si on la prend au sérieux en tant qu’unité politique en voie de construction.

Or, depuis la seconde guerre mondiale, l’Allemagne (comme, d’ailleurs, le Japon) a bâti sa puissance en bénéficiant à plein du protectorat américain pour sa sécurité et d’un commerce international dépolitisé qui a notamment fait la fortune de son économie en général et de son industrie automobile en particulier. Cette ère-là est terminée. C’est dire que le futur chancelier ne pourra pas éviter d’aborder comme un ensemble indissociable la question de la redéfinition de son modèle économique et celle de l’avenir de sa sécurité. Les mots font parfois peur. C’est le cas de l’expression « autonomie stratégique » pour l’Europe.

La dernière chancelière du XXe siècle

Mais, face à la volonté américaine de restructurer l’Alliance atlantique pour contrer la Chine, l’Allemagne devra faire de vrais choix. Nul ne peut indéfiniment se cacher derrière le paravent d’un vocabulaire désuet. Ces choix seront à la fois sécuritaires, économiques et technologiques. En théorie, l’Allemagne pourrait rêver de devenir une grande Suisse ou de briser le tabou du Sonderweg, en s’engageant dans une « voie particulière », qui la pousserait à élargir ses relations avec la Russie et la Chine, déjà bien avancées sur le plan proprement économique. Le gazoduc Nord Stream 2 en est le symbole pour la Russie et l’importance de ses exportations, notamment automobiles, pour la Chine.

Mais jusqu’où peut-elle aller seule dans cette voie ? A l’inverse, jusqu’où peut-elle accepter de renforcer encore sa dépendance vis-à-vis des Etats-Unis ? Jusqu’à quel point peut-elle éviter d’affronter directement la question de l’accroissement de ses capacités militaires et celle de la suspicion qu’un tel accroissement ne manquerait pas de susciter ? Jusqu’où peut-elle et veut-elle aller dans ce domaine, à l’intérieur du cadre européen ?

Les réponses à ces questions passeront nécessairement par des discussions approfondies entre l’Allemagne et ses partenaires européens, à commencer par la France, avec laquelle elle forme une communauté de destin. Le débat public jouera un rôle déterminant, car derrière tous ces sujets il y a tant de tabous. Après Helmut Kohl, qui marqua de son sceau les conditions de la réunification allemande, puis Gerhard Schröder, qui eut à en gérer le coût en évitant les dérapages, Angela Merkel hérita d’une Allemagne forte. Une Allemagne vouée à s’affirmer comme la première puissance d’une Union européenne métamorphosée par la fin de la guerre froide et plus atlantiste que jamais, en un temps où le monde pouvait encore être qualifié d’unipolaire.

Celui d’aujourd’hui est un océan d’incertitudes, mais une vérité se dégage : bien qu’ayant exercé son mandat entre 2005 et 2021, Angela Merkel restera comme la dernière chancelière allemande du XXsiècle. Le XXIe siècle politique a vraiment commencé et, parce que l’Allemagne est effectivement devenue la première puissance européenne, ses choix dans les années à venir seront déterminants pour l’avenir de l’Europe et, en ce sens, pour celui du système international dans son ensemble, à l’horizon des trente prochaines années.

 

Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

 

> Lire la tribune sur le site du Monde [2]