Publié le 15/07/2021

Elie TENENBAUM, interview parue dans Marianne

Le 13 juillet dans la soirée, l'ambassade de France à Kaboul a demandé à tous ses ressortissants de quitter l'Afghanistan, invoquant « l'évolution de la situation sécuritaire » et les « perspectives à court terme ». Pour « Marianne », Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), analyse cette position forte et inédite depuis 2001.

L'appel résonne comme une incitation. La dernière avant que l'irréparable ne se produise en somme. Ce mardi 13 juillet dans la soirée, veille de fête nationale, la représentation diplomatique française en Afghanistan a demandé à tous ses ressortissants à quitter le pays. Dans un communiqué de presse, l'ambassadeur David Martinon s'inquiète notamment de « l'évolution de la situation sécuritaire » et des « perspectives à court terme », au moment où les talibans, en pleine offensive, appelaient les habitants des grandes villes à se rendre pour éviter des combats urbains.

L'ambassade a indiqué qu'un vol spécial du gouvernement français partira de Kaboul ce samedi 17 juillet et qu'« aucun vol spécial supplémentaire ne pourra être affrété », recommandant « formellement à tous les Français d'emprunter ce vol spécial ou de quitter le pays immédiatement par leurs propres moyens ». Cela fait plusieurs semaines que l'ambassade travaille à l'évacuation de personnels administratifs mais aussi humanitaires français et afghans, en vertu du droit d'asile. Six cents personnes ont récemment été embarquées vers la France, dont des personnels français et afghans de l'ambassade, ceux de l'Institut français et de la délégation archéologique française d'Afghanistan, ainsi que ceux de l'ONG française Amitié franco-afghane (Afrane).

D'après l'Agence France-Presse, les ressortissants allemands ont également été « priés de quitter l'Afghanistan » le 1er juillet dernier, tandis que la Chine a récemment « conseillé aux citoyens chinois » de faire de même et a rapatrié 210 d'entre eux. Pour Marianne, Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), revient sur les tensions sécuritaires face à la montée inexorable des talibans et analyse cette position forte et inédite de la France depuis 2001. Elie Tenenbaum est également l'auteur du livre La guerre de vingt ans : djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle, paru aux éditions Robert Laffont.


Marianne : Qu’est-ce que signifie cette déclaration de l’ambassade de France ? Que l’Afghanistan est désormais un vrai « no man's land » ?

Elie Tenenbaum : Ça devient un « taliban's land » ! Depuis le retrait des troupes américaines, les talibans ont pris le contrôle massif d’une grande partie du pays. En l'espace de quelques mois, on est passé d’une minorité de districts contrôlés - on parlait de 70 sur 400 au mois d’avril - à 220 districts occupés par les talibans aujourd'hui.

Tout l’appareil de sécurité afghan s’effondre. Et les talibans avancent beaucoup plus vite que ce que tous les spécialistes avaient prévu. On a un pays qui tombe très largement aux mains de l’insurrection. Une insurrection face à laquelle les Américains et leurs alliés dont la France n'ont plus aucune certitude. Les ressortissants français et autres internationaux sont dans un état certain d’insécurité aujourd’hui.

La majorité du pays étant aux mains des talibans, en terme territoriale voire presque en termes de populations. Il reste les grandes villes à prendre. Tout l'enjeu est de savoir si les talibans vont pouvoir aller au bout de leur offensive. Si demain les talibans prennent une grande agglomération, comme Kaboul, cela va leur donner de la visibilité face à la communauté internationale, mais surtout ce sera la disparition des dernières enclaves sécuritaires pour les travailleurs internationaux.

Même si on a des annonces de la part des talibans qui garantissent la sécurité des travailleurs humanitaires à condition d’une neutralité vis-à-vis de leur part, il y a quand même des incertitudes sur ce que valent ces garanties, d’où la précaution prise par les autorités françaises.


Est-ce la seule issue possible à un moment où les talibans sont en pleine offensive et appellent les habitants des grandes villes à se rendre pour éviter des combats urbains ?

Disons que c’est le constat d’un rapport de force qui aujourd’hui est devenu extrêmement défavorable aux forces de sécurité afghanes. On a du mal à voir des conditions de sécurité satisfaisantes pour les travailleurs étrangers.


Mais cette décision catégorique risque de compromettre la présence essentielle d’humanitaires et de journalistes sur place…

C’est certain. Toutefois, il faut bien comprendre que ce ne sont pas les appels de l’ambassade de France qui découragent l’activité des humanitaires et des journalistes. C’est plutôt la situation sécuritaire et l'avancée grandissante des talibans. Ces annonces sont le reflet d’une réalité. Le pays tombe aux mains d'un groupe armé, identifié comme terroriste par les Nations unies, et qui continue malgré les accords de paix de Doha en 2020, de s'engager dans des activités violentes et à entretenir de réels liens avec d'autres organisations terroristes comme Al-Qaida.

La grande question pour demain est de savoir quel type de gouvernance les talibans vont choisir de mettre en place. On a cette idée qu'elle sera fondée sur une jurisprudence très orthodoxe et traditionaliste, et basée sur une interprétation rigoriste de l'islam. Néanmoins on ne se sait pas trop quelle relation les talibans compte entretenir avec Al-Qaida, ni quel degré de collusion ils vont avoir avec des groupes extrémistes. Cette relation sera-t-elle aussi intense qu’elle ne l’était avant 2001 ? Ou bien est-ce que l'on aura quelque chose de plus discret avec une volonté de ne pas s'attirer les foudres de l’ordre international ?

L’ambassade rapatrie déjà depuis plusieurs semaines des troupes françaises et afghanes, en vertu du droit d’asile, travaillant pour les administrations françaises. Est-ce déjà arrivé depuis que la France possède une ambassade dans le pays ?

De cette ampleur-là, c'est la première fois depuis 2001. De fait, une réduction progressive et graduelle des effectifs français s'est faite entre 2012 et 2014, lorsque François Hollande a retiré les forces militaires françaises et que l'Otan a décidé du retrait de ses forces de combat. La situation n’a fait qu'empirer entre 2014 et aujourd’hui. Mais c'est la première fois qu’un message diplomatique aussi fort est envoyé, même si le pays est classé en zone rouge par le Quai d'Orsay depuis longtemps.

Dans un article du journal La Croix certains experts pensent qu'il s'agit d'un « mauvais signal » envoyé à « ceux qui cherchent un accord politique ainsi qu’à la population, qui y voit un abandon de la part de la France ». Allant même jusqu’à parler de dilemme éthique pour les associations. Qu’en pensez-vous ?

C’est très compliqué. Tout va dépendre des garanties données par les talibans. On ne peut pas condamner un retrait des acteurs humanitaires dans la mesure où la sécurité des personnes n’est plus garantie. Le message envoyé par la France est à peser subtilement en fonction de la situation politique, et de ce que l'on attend, d’une part des autorités afghanes et des talibans et de leurs capacités à respecter leurs engagements.

 

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