Publié le 17/08/2021

Elie TENENBAUM, interrogé par Jennifer Chainay pour Ouest-France

Deux jours après la prise de Kaboul par les talibans, la question des relations entre ces fondamentalistes et Al-Qaida se pose. Avec, en toile de fond, le spectre de nouvelles attaques terroristes en France et en Occident dans les mois à venir. Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité à l’Ifri (Institut français des relations internationales) et spécialiste de l’Afghanistan, apporte son éclairage sur le sujet.

L’arrivée au pouvoir des talibans [1], en Afghanistan, fait craindre un regain du terrorisme dans le pays. Publiquement, l’organisation fondamentaliste semble s’être éloignée d’Al-Qaida [2]. La signature avec les États-Unis de l’accord de Doha en février 2020 [3] renvoie cette nouvelle image des talibans. Mais, en coulisses, la relation entre les deux groupes n’est pas rompue.

L’Occident et plus particulièrement la France doivent-ils craindre pour leur sécurité ? Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité à l’Ifri (Institut français des relations internationales) et auteur de La Guerre de vingt ans : djihadisme et contre terrorisme au XXIe siècle avec Marc Hecker, apporte ses explications.

Quels sont les liens entre les talibans et le groupe terroriste Al-Qaida ?

Dans l’accord de Doha, en 2020, il est explicitement stipulé que les talibans s’engagent à ne pas laisser l’Afghanistan redevenir un sanctuaire pour des groupes terroristes internationaux [4]. Al-Qaida est nommément cité dans cet accord.

Quelques années plus tôt, en 2015, le mollah Haibatullah Akhundzada succède au mollah Mansour à la tête des talibans. Il va mettre de la distance entre son organisation et Al-Qaida. Contrairement à son prédécesseur, le mollah Akhundzada ne reconnaît pas publiquement le serment d’allégeance d’Ayman al-Zawahiri, chef du réseau terroriste. Cette posture du leader des talibans montre qu’ils veulent être plus prudents sur leurs déclarations d’amitié avec Al-Qaida.

Cela veut-il dire que les relations sont rompues entre les deux organisations ?

Non. Il existe de nombreux faisceaux qui prouvent qu’une forme de relation demeure et qu’elle reste forte. Un des exemples a été l’élimination, en octobre 2019, d’un djihadiste indien. Il était émir d’Al-Qaida dans le sous-continent indien qui est une filiale d’Al-Qaida, fondée en 2014. Il a été éliminé à Musa Quala, dans le Helmand afghan (sud du pays), dans un bunker qui était occupé par des talibans.

Autre preuve, les derniers rapports de l’ONU sur le comité des experts sur les sanctions à l’encontre du groupe terroriste affirment qu’Al-Qaida dans le sous-continent indien est pratiquement indissociable de la hiérarchie des talibans. Ils sont totalement intégrés dans leur organisation militaire.

En 2021, parmi les 5 000 prisonniers talibans qui ont été libérés dans le cadre des négociations de paix et l’accord de Doha, ils ont demandé à ce que figurent un certain nombre de personnalités qu’on associait à cette branche indienne d’Al-Qaida. Il y a donc des liens inéluctables entre les deux organisations.

Mais ces liens semblent exister uniquement avec l’organisation régionale d’Al-Qaida dans le sous-continent indien…

C’est effectivement un peu moins clair avec l’organisation centrale d’Al-Qaida. Cette organisation a beaucoup changé, elle s’est affaiblie au contraire de ses filiales régionales qui peuvent être très actives, comme au Sahel par exemple.

Faut-il donc s’attendre à un regain de l’activité d’Al-Qaida après cette prise de pouvoir des talibans ?

Certains pays d’Asie centrale concernés par des mouvements islamiques, comme l’Ouzbékistan ou le Tadjikistan, pourraient utiliser l’Afghanistan comme base arrière et les talibans pourraient leur offrir un certain nombre de facilités. Cela fait partie des inquiétudes. La question est de savoir quelle attitude vont adopter les talibans : vont-ils faire, comme dans les années 90, offrir un sanctuaire international pour le terrorisme dans leur pays ? Ou vont-ils faire pression sur ces groupes pour limiter leur visibilité internationale être crédible après de la communauté internationale ? Eux seuls décideront.

L’Occident et plus particulièrement la France doivent-ils craindre pour leur sécurité à la suite de cette prise de pouvoir ?

Al-Qaida dans le sous-continent indien, qui est l’organisation la plus imbriquée avec les talibans, ne place pas la France en tête de listes de ses cibles prioritaires. Dans l’immédiat, il faut plutôt s’inquiéter des répercussions régionales, en Inde notamment, mais aussi au Cachemire et en Asie centrale, du fait de la forte proportion de combattants djihadistes dans cette région.

Cela veut-il dire qu’il n’y a aucun risque pour l’Occident ?

Il est évident qu’à moyen terme les États-Unis et l’Europe sont des cibles potentielles. Quelle forme cela prendra-t-il ? C’est difficile à dire. Tout va dépendre de la pression, à la fois des talibans et de la communauté internationale, qui sera mise sur l’organisation terroriste. Malgré leur départ, les pays de l’Occident doivent se montrer capables de maintenir une sorte de pression militaire. Cela peut être par des frappes de drones, par quelques opérations spéciales, par du renseignement qui doit persister. La coopération avec les acteurs locaux sera aussi primordiale, même si l’on sait qu’ils ne sont pas tous favorables aux Occidentaux.

Qu’en est-il des rapports entre les talibans et Daech ?

La situation est totalement différente. L’État islamique (EI) s’est développé en Afghanistan vers 2015, lors de l’envoi de certains responsables de Syrie ou d’Irak sur place et le retour d’Afghans qui étaient partis combattre aux côtés de l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi et sont revenus. Ils se sont notamment implantés dans les provinces du Kounar, du Nangarhâr (à l’Est) et également dans le Nord, près de Kunduz.

Très vite, ils se sont opposés aux talibans. Des combats violents ont éclaté entre les deux groupes, même plus violents qu’entre l’EI et les forces gouvernementales. Et aujourd’hui Daech maintient une activité résiduelle en Afghanistan. Ils restent assez affaiblis.

L’un des faits récents qui témoigne de ces relations compliquées entre les deux organisations, c’est la libération des détenus de la prison près de Bagram. Les talibans ont annoncé qu’ils libéraient les djihadistes, mais ils ont transféré certains détenus en lieu sûr, notamment ceux de l’État islamique qui sont donc maintenus sous écrou.

 

> Lire l'article dans Ouest-France [5]