Publié le 30/09/2021

Thomas GOMART, interviewé par Béatrice Mathieu pour L'EXPRESS.

Vu de Paris, le camouflet subi en Australie incite à relancer la réflexion sur l'autonomie stratégique européenne. Mais au sein de l'Union européenne (UE), nos partenaires partagent-ils cette analyse ? Le directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Gomart, n'en est pas certain. A ses yeux, ils n'ont pourtant guère le choix : "Si l'Europe pense que son avenir stratégique se résume au Green Deal, prévient-il, elle fait fausse route."

Le choc et l'humiliation ressentis dans tout le pays après l'affaire des sous-marins australiens marque-t-elle la prise de conscience que la France est devenue un petit pays, ou au mieux une puissance moyenne ?

Je ne pense pas du tout que la France soit un petit pays. Après le Brexit, elle reste un des rares membres de l'Union européenne capable de porter une vision globale. Paris vient de subir un revers diplomatique et industriel mais il ne sert à rien de se lamenter. En matière diplomatique, la colère est mauvaise conseillère. Nous devons maintenant anticiper les conséquences stratégiques d'Aukus, reflet de l'escalade entre la Chine et les Etats-Unis. Les Européens feraient bien de s'y préparer car ils y seront impliqués d'une manière ou d'une autre. Paradoxalement, cet échec fragilise le discours français sur la zone indopacifique, tout en le validant. La stratégie française reposait sur un discours pour l'ensemble de la région et une conduite à travers trois partenariats stratégiques, consolidés par des ventes d'armes, avec les Emirats arabes unis, l'Inde et l'Australie. En rompant ainsi, cette dernière fragilise l'ensemble, tout en réduisant la flexibilité stratégique dans la région. Dans le même temps, les Européens, grâce au travail conduit par Paris depuis plusieurs années, comprennent qu'il y a des équilibres stratégiques à l'est de Suez qui les concernent directement. En effet, une décision prise aux antipodes affecte la relation transatlantique et, par ricochet, la sécurité européenne. Pour Paris, le problème est double. C'est le décalage entre l'ambition de la stratégie indopacifique, qui obligent à penser les flux maritimes actuels et futurs, et les moyens militaires correspondants. Il faut bien comprendre que la France ne peut se détourner de cette région en raison de la présence de ses ressortissants et de ses territoires à moins de renoncer à sa souveraineté.

 

Dans ce contexte, quelles voient s'offrent à la France ?

Il y a deux options. La première consisterait à réduire ostensiblement la voilure, en alignant nos ambitions sur nos moyens et en considérant que l'Europe et la
France devraient se concentrer sur leur voisinage immédiat. La seconde option consiste à prendre acte des logiques de réarmement actuellement à l'oeuvre dans le monde. Cette crise est un nouveau signal pour les Européens de réajuster leur effort militaire à la hausse. Paris doit continuer à prendre toute sa part avec ou sans l'Europe. Quoi qu'il en coûte...

Vous dites avec, ou sans l'Europe. Pensez-vous que le revers australien a changé la donne, de ce point de vue ? Peut-on s'attendre à ce que d'autres pays que la France, désormais, défendent l'idée d'autonomie stratégique européenne ?

Cette idée d'autonomie stratégique européenne est une vieille histoire. Elle déplaît à Washington, gêne Berlin et indiffère désormais Londres. Il faut sans cesse le rappeler à Paris : la très grande majorité des pays européens sont prêts à tout pour conserver la garantie de sécurité américaine dans le cadre de l'Otan. Après le revers australien, ces mêmes pays souhaitent que les tensions entre Paris et Washington n'aillent pas trop loin. Dans le même temps, je sens monter une inquiétude chez certains Européens de voir Paris se lasser de ses efforts vers l'autonomie stratégique européenne. La sécurité européenne reste tributaire de la relation transatlantique. Il y a un nouveau point d'équilibre à trouver avec Washington, qui soit utile à l'ensemble des Européens. En réalité, la notion même d'Europe puissante est une idée fondamentalement française, qui n'est guère partagée. Croire que l'UE puisse jouer le jeu de la puissance comme la Chine ou les Etats-Unis est une illusion dangereuse. L'UE n'est pas une organisation politico-militaire et ne le deviendra pas. Elle s'est construite en évacuant les
questions militaires, en acceptant des transferts de souveraineté sur les questions économiques. Il y a là un vrai décalage avec la position française : à chaque fois que la France propose une avancée dans le domaine de la défense, elle est soupçonnée de vouloir prendre les commandes et de se servir de l'Europe comme démultiplicateur de sa propre puissance. Ce n'est pas ce que les autres veulent...

Mais les choses changent malgré tout. Sur le front industriel, économique, on sent bien une forme de prise de conscience, la volonté partagée de défendre la souveraineté européenne...

Le problème auquel nous sommes confrontés, c'est que dans leur rivalité, les Etats-Unis et la Chine brouillent de plus en plus les frontières entre ce qui relève du civil et du militaire. On observe de part et d'autre un enchevêtrement, un emboîtement d'outils "civilitaires". Ils disposent grâce à leurs complexes militaro-numériques respectifs, d'éléments de confrontation sans aucune comparaison avec ce que l'Europe serait capable de mobiliser... Mais tout n'est pas perdu ! Il faut absolument avoir une réflexion sur les points critiques qui doivent être contrôlés en propre par les Européens. Cela passe en particulier par la volonté partagée de continuer à être un acteur dans le spatial, de conserver un accès autonome à l'espace, d'être présent sur les constellations, dans les services qui vont en découler... Cela reste possible. Si cela disparaissait, le degré de dépendance à l'égard des Etats-Unis s'accentuerait plus encore, et sans doute demain à l'égard de la Chine aussi. Les enjeux liés aux données, à la cybersécurité sont également clefs. S'agissant des données personnelles, la réponse politique et réglementaire a pris la forme du RGPD [NDLR : règlement général sur la protection des données] après l'affaire Snowden, mais l'UE est dépourvue de plateformes numériques comparables à celles des Etats-Unis et de la Chine. Elle dispose, en revanche, d'acteurs de premier plan pour les données industrielles ; elle doit s'interroger très vite sur la façon de devenir moins dépendantes dans le domaine des câbles, des datas centers ou du cloud.

Entre les deux géants, le défi climatique n'offre-t-il pas à l'Europe une opportunité de bâtir un autre modèle, de construire une puissance alternative, la fameuse "troisième voie" ?

Si l'Europe pense que son avenir stratégique se résume au Green Deal, elle fait fausse route. Nos ambitions climatiques auront une portée limitée, à mon avis, si l'Europe ne renforce pas sa stature stratégique. Et ce pour une raison simple: les Etats-Unis et la Chine subordonnent leur politique climatique à leur rivalité stratégique. Alors que les Européens raisonnent en termes de régulation, eux les abordent par la recherche de solutions technologiques et industrielles. La dégradation environnementale va de pair avec la propagation technologique.
Aux Etats-Unis et en Chine, on considère que la seconde va répondre à la première. Il faut bien comprendre ce qu'implique la "civilisation écologique" promue par les autorités chinoises. Elles y voient à la fois une manière de devenir la première puissance décarbonée et d'exercer un complet contrôle social. La smart city à la chinoise, c'est à la fois un outil de rationalisation des flux et un mode de surveillance. A travers la technologie se met en place ce que Shoshana Zuboff appelle le "capitalisme de surveillance". Il y a des formes de convergence entre les plateformes systémiques américaines que l'on connaît et celles contrôlées par l'Etat chinois pour générer et contrôler les données. L'Europe a un problème fondamental : comment se positionner face aux complexes militaronumériques de la Chine et des Etats-Unis ? Si les Européens disposent de briques technologiques, ils n'ont pas de cohérence d'ensemble par manque d'acteurs industriels. Dès lors, une double menace les guette : l'accélération de leur provincialisation ; l'instrumentalisation par les deux grands. En somme, l'Europe risque de devenir le terrain de leur rivalité géoéconomique comme Taïwan et l'Australie sont devenus celui de leur rivalité géopolitique.

Lire l'interview sur le site de l'Express [1]