Publié le 18/10/2021
Las Vegas, January 9, 2020: Closeup of IBM Q System One computer on display at the annual Consumer Electronics Show

Alice PANNIER, citée par Gautier Virol dans son article sur l'étude de l'Ifri paru dans L'Usine Nouvelle

Coincée derrière la Chine et les Etats-Unis dans le calcul haute-performance (HPC), l’Europe voit arriver la montée en puissance des technologies quantiques avec la crainte de tomber dans une situation identique, entre déclassement et dépendance stratégique. Un rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri) publié le 6 octobre décortique la situation.

Ce qui est arrivé à l’Europe dans le calcul haute-performance (HPC) pourrait se réitérer dans le calcul quantique. Dans un rapport [1] publié le 6 octobre, l’Institut français des relations internationales (Ifri) analyse la position du Vieux continent face à la Chine et aux Etats-Unis sur ces deux secteurs : entre manque d’autonomie dans le HPC et opportunités à saisir dans le quantique… l'Europe risque de passer au second plan.

  • «La distribution mondiale de la puissance de calcul change», est-il écrit dans ce rapport rédigé par Alice Pannier, responsable du programme Géopolitique des technologies de l’Ifri.

Alors que les Etats-Unis ont longtemps dominé le secteur du calcul conventionnel, notamment à travers IBM, c'est désormais le chinois Lenovo qui se taille la plus grosse part de ce marché.

Derrière, une flopée de plus petits pays comptant le Japon, l'Allemagne et la France, dont le représentant Atos tire 7,2 % de parts de marché. Ce dernier, le seul constructeur européen de supercalculateurs, souffre d'une dépendance stratégique envers les américains AMD, Intel et Nvidia, qui lui fournissent ses processeurs.

Un manque d'autonomie que l'Union européenne compte combler grâce au projet European processor initiative (EPI), lancé en 2018 et prolongé jusqu'en 2024 pour faire émerger des processeurs pour de futurs supercalculateurs exaflopiques conçus en Europe...

« Mais probablement fabriquées par TSMC », à Taiwan, faute de capacité de production locale, souligne l'Ifri. Sur cette prochaine génération de calculateurs à la puissance décuplée (ils sont capables de réaliser un milliard de milliards d'opérations de calcul par seconde), la Chine et les Etats-Unis sont en avance, avec la volonté d'avoir les leurs dès 2021 et 2022.

L'Europe, elle, prend du retard. Selon un rapport de la Commission européenne, il manquerait entre 500 et 750 millions d'euros d'investissements annuels pour répondre à la concurrence chinoise, américaine, mais aussi japonaise. « Une conclusion de ce rapport est qu'aucun pays européen seul n'a les capacités de concevoir et maintenir un écosystème HPC exaflopique dans des délais compétitifs », est-il souligné dans le document de l'Ifri. Ainsi, l'initiative EuroHPC vise à rassembler les forces en présence pour équiper d'ici 2023 l'Europe d'un calculateur exaflopique... qui sera doté d'un processeur japonais Fujitsu.

Opportunité (et menace) quantique Au coude-à-coude, les Etats-Unis et la Chine restent les pays les plus avancés dans le quantique en termes de progrès technologique et de stratégie gouvernementale « avec des investissements massifs et des réussites technologiques impressionnantes », écrit l'Ifri.

  • « Cela soulève le risque de développer des dépendances technologiques. »

Mais rien n'est joué. Selon le Département de l'Énergie des États-Unis, le calcul quantique est au même stade que l'informatique dans les années 1950, « lorsque les ordinateurs conventionnels fonctionnaient avec des tubes à vide », écrit Alice Pannier.

Et si les deux géants semblent déjà s'imposer, « le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France ont de capacités de recherche significative et des écosystèmes de start-up florissants », tout comme les Pays-Bas, l'Autriche et la Suisse, observe-t-elle dans le rapport. Pour rester dans la course, ces pays lancent leurs plans de financement nationaux : près de 900 millions d'euros sur 10 ans au Royaume-Uni, 2 milliards sur cinq ans en Allemagne, 1,8 milliard sur cinq ans en France... Suffisant pour tenir tête aux deux géants ?

Le programme quantique américain compte 1,2 milliard d'euros sur cinq ans, auxquels s'ajoutent « d'énormes quantités d'argent » déversées par les grosses firmes dans leurs recherches, « bien que leurs chiffres ne soient pas dévoilés », observe Alice Pannier.

Et si Pékin investissait dès 2017 10 milliards de dollars dans un centre de recherche dédié, « limitées sont les informations sur le financement total des technologies quantiques en Chine ». Un indice : le pays est le premier possesseur de brevets sur les communications, la cryptographie et le logiciel quantiques. Face à cette domination naissante, « la collaboration internationale est centrale à la recherche scientifique et vitale en Europe pour atteindre l'échelle nécessaire pour tenir la concurrence mondiale », est-il indiqué dans le rapport.

Le programme Quantum Flagship, lancé en 2018 pour financer 1 milliard d'euros de projets collaboratifs sur les dix prochaines années, est « la plus grosse structure de financement international des technologies quantiques ». Ces collaborations soulèvent un dilemme : faut-il intégrer des pays hors-UE comme le Royaume-Uni, la Suisse ou Israël ? Impensable pour certains, comme Thierry Breton, qui estiment que leur but est de « créer des capacités européennes indépendantes de développement et de production de technologies d'importance stratégique ».

D'autres, comme l'Allemagne, estiment que « la quête de souveraineté technologique ne doit pas barrer la voie à la collaboration scientifique », rappelle l'Ifri.

Risqué capital-risque. Au-delà de la recherche technologique, « l'investissement est au coeur du sujet », indique l'auteure du rapport, qui y voit « la clé pour permettre aux chercheurs de mener leurs expériences, mais aussi pour passer à l'échelle et commercialiser des systèmes, continue-t-elle. A la crainte de futures restrictions d'importations sur les technologies quantiques s'ajoute celle de la reprise étrangère d'entreprises à succès. » La vigilance est de mise. L'Europe doit assurer les financements privés de ses pépites. Surtout que les investissements de capital-risque dans le secteur explosent, passant de 288 millions d'euros en 69 tours de tables en 2019 à 662 millions sur 77 levées en 2020. Le risque de voir s'envoler les pépites plane : en mai 2021, la levée de fonds de 85 millions d'euros du Canadien Xanadu s'est faite auprès d'investisseurs américains, dont le fonds de la CIA... et la plus prometteuse des start-up britannique, PsyQuantum, s'est exilée en Californie pour faciliter son accès aux capitaux. Elle a depuis levé plus de 560 millions d'euros, auprès notamment de BlackRock et Microsoft.

  • « Tous les pays qui s'engagent dans la course au calcul quantique mais qui ont des investissements privés limités font face aux mêmes risques que le Royaume-Uni, alerte Alice Pannier dans son rapport.

C'est particulièrement vrai en Europe, où le capital-risque est rare. » Français, le premier fonds d'investissement spécialisé sur le quantique Quantonation se limite à des financements d'amorçage...

  • « D'autres fonds doivent prendre la relève et investir des centaines de millions pour aider les entreprises à grandir », prévient-elle.

Au risque de les voir partir. Et de laisser naître une nouvelle dépendance stratégique européenne.


Copyright L'Unsine Nouvelle/ Gautier Virol

> Lire l'article sur le site de L'Usine Nouvelle [2]