Publié le 24/01/2022

Paul MAURICE, interviewé par Mathilde Karsenti dans Marianne

Ce samedi 22 janvier, le chef de la Marine allemande a été contraint de démissionner après avoir ouvertement affirmé que Vladimir Poutine « mérite probablement » le respect. Spécialiste de l’Allemagne, Paul Maurice, chercheur à l’IFRI (Institut français des relations internationales), revient sur la relation germano-russe qui semble osciller ces derniers temps.

Après avoir qualifié d'« ineptie » l'idée que la Russie puisse envahir l'Ukraine et déclenché un tollé par ses propos, le chef de la Marine allemande, Kay-Achim Schönbach, a annoncé sa démission ce samedi 22 janvier. Cet évènement est symptomatique d'une Allemagne qui hésite sur l'attitude à tenir face à la Russie ces derniers temps.

Depuis l'arrivée à la chancellerie d'Olaf Scholz, le 8 décembre 2021, et la mise en place d'une coalition composée du Parti social-démocrate (SPD), du Parti libéral-démocrate et des Verts, plusieurs prises de position ont montré des divergences fermes d'opinions notamment sur les questions russe et ukrainienne. Pour mieux comprendre les raisons de ces désaccords et les conséquences géopolitiques, Marianne s’est entretenu avec Paul Maurice, chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) à l’IFRI, Institut français des relations internationales.

 

Marianne : L’Allemagne est-elle coincée entre la Russie et l’Otan ?

Paul Maurice : On ne peut pas dire que l’Allemagne oscille entre la Russie et l’Otan puisque sa sécurité est encadrée par l'Otan. Il n’y a donc pas d’anti-otanisme en Allemagne, à part peut-être au sein de l’extrême gauche mais c’est très marginal. Néanmoins, ces événements récents sont révélateurs des tensions de la politique allemande en ce moment. La position allemande sur la question russe est en effet assez paradoxale : chez les sociaux-démocrates, l’idée de la chancellerie, qui date du début des années 2000, est qu’il faut se rapprocher économiquement de la Russie pour qu'elle se rapproche elle-même de l'Europe. Au début, il avait été reproché à l'ex-chancelier Gerhard Schröder, à l’origine de cette impulsion, de l’avoir fait de manière intéressée car il siège désormais au conseil de direction de Gazprom.

Les Verts, eux, sont très fermes à ce sujet : la décision de la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, d’expulser deux diplomates russes en Allemagne le 15 décembre dernier, en témoigne. Quant aux libéraux, eux, ils sont assez paradoxaux : d’un côté, ils prônent le respect des libertés publiques – ils ont notamment soutenu ouvertement Alexeï Navalny après son empoisonnement – et de l’autre, ils sont en faveur du libre-échange. Il leur est donc impossible d’émettre des objections particulières envers la Russie.

 

Historiquement, comment s’explique cette ouverture vis-à-vis de Moscou ?

Elle s’explique par le rapprochement avec l'Est initié par le chancelier Willy Brandt [1969-1974], et la position du SPD dans les années 1970 : l’idée était de trouver des conciliations. Et cela marque encore aujourd’hui la boussole du SPD. Mais l’impulsion du début des années 2000 avec le rapprochement économique est aussi primordiale. On retrouve cette volonté d’apaisement des relations avec la Russie en France : Jacques Chirac avait rencontré Vladimir Poutine en 2000 et Emmanuel Macron l’avait accueilli à Versailles en 2019.

Mais l’appréciation faite sur la politique russe reste hétérogène dans les pays européens. Et les divisions qui restent constituent un réel problème. Il est difficile de trouver un consensus de format de discussion, que ce soit entre pays européens ou en compagnie des États-Unis. Lors du Conseil européen de juin dernier, il y a eu une opportunité avec la proposition franco-allemande d’un format de discussion entre les États membres de l’UE et la Russie. Sauf que cette initiative a été très mal accueillie par les pays baltes, qui voient dans la Russie une menace et se sentent mis à l’écart. Au-delà de tout cela, pour Vladimir Poutine, il y a un vrai traumatisme : celui de la question de l’adhésion à l'Otan d’anciens pays satellites. La Russie s’inquiète du rapprochement de l’Otan de ses frontières.

 

La coalition (SPD, Verts, parti libéral) au pouvoir contribue-t-elle à un changement de politique étrangère allemande vis-à-vis de la Russie ?

Oui et non car la position étrangère d’Angela Merkel sur la Russie était déjà assez ferme. Ayant grandi en RDA, elle était consciente du danger russe. Néanmoins, la logique économique avec Nord Stream 2 a toujours été un point important pour elle. Si un changement politique apparaît peut-être avec les Verts, la vraie question est de savoir qui dirige la politique étrangère allemande. Est-elle aux ordres de la chancellerie ou autonome ? L'hypothèse la plus plausible est qu’il n’y ait pas de grands changements de stratégie étrangère allemande et qu’un consensus soit trouvé. Cependant, il va falloir surveiller la position allemande sur les questions sécuritaires et voir si elle est prête à s’engager davantage auprès de ses partenaires européens.

 

Selon vous, les propos tenus par le chef de la Marine allemande auraient-ils pu être tenus sous la période Merkel ?

Il est tout à fait possible que de tels propos aient pu être tenus lorsqu’Angela Merkel était en fonction car l’amiral était déjà en poste. Notez par ailleurs que l’armée allemande est parlementaire, c'est-à-dire que ses missions sont contrôlées et ordonnées par le Parlement. De plus, une commission de défense veille à l'absence d'excès ou de militarisme. Cela implique donc que les militaires sont aux ordres d’un pouvoir civil. Face à une probable pression, il se peut que le chef de la Marine allemande aurait aussi démissionné.

Je ne pense pas que les propos qu’il a tenus témoignent d’une opposition à l’alliance transatlantique. Il me semble plutôt qu’il ait été dans une logique d’apaisement car personne ne sait vraiment si les menaces de Poutine sont réelles ou non. Enfin, il ne faut pas oublier les évènements de 2014 et le rôle de la Russie en Crimée puis au Donbass. Elle a déjà fait usage de la force, plus ou moins directement, lors de ces conflits.

L’Allemagne a du mal à faire la guerre, elle l’a faite en Afghanistan en 2001 mais cela a été un réel traumatisme. Le fiasco américain de l’été 2021 ne l’a pas incitée à s’engager. Ainsi, l’Allemagne préfère aider l’Ukraine en lui livrant un hôpital de campagne plutôt qu’en lui envoyant des armes.

 

Quel rôle joue le gazoduc Nord Stream 2 dans cette séquence diplomatique ?

Les Verts sont les seuls dans la coalition au pouvoir à s’opposer franchement à sa mise en fonctionnement et l’ont justifié par des décisions européennes. Les sociaux-démocrates, tout comme la CDU, y sont plutôt favorables. Quant aux libéraux, eux étaient en faveur d’un moratoire sur Nord Stream 2. La position allemande concernant le gazoduc, est en revanche révélatrice de l’envie de l’Allemagne de jouer cavalier seul en Europe et de ne pas prendre en compte les positions globales vis-à-vis de la Russie. Ce comportement est critiqué, notamment par les États baltes et la Pologne, qui considèrent que Berlin ne prend pas en compte leur situation sécuritaire. L'Allemagne a par ailleurs annoncé la fin du nucléaire pour fin 2022 et du charbon pour 2030. Or, n'oublions pas que l’unique alternative pour Berlin de sortir du charbon et maintenir des prix abordables pour les consommateurs, c’est le gaz.

 

>> Lire l'interview sur le site de Marianne [1]