Publié le 25/02/2022
Le Kremlin

Julien NOCETTI, interviewé par Florian Dèbes et Nicolas Madeleine dans Les Echos 

Spécialiste à l'Ifri de la Russie et de la guerre de l'information, Julien Nocetti décrypte la stratégie de Moscou en la matière, des bots aux mouvements politiques étrangers diffus, en passant par les « idiots utiles ».

Comment la guerre en Ukraine se prolonge-t-elle sur le terrain de l'information ?

Bien avant les pays occidentaux, la Russie a placé au même niveau d'importance l'emploi de l'outil cyber, l'exploitation de l'environnement informationnel et la guerre électronique (le brouillage des radars, des satellites, des réseaux, y compris électriques, etc.). Cela suppose l'apparition de champs de bataille variés (les réseaux sociaux…) et une capacité à agir sur l'ensemble du spectre de cette conflictualité.

Pour l'instant, ce qui est très flagrant est la référence constante aux termes de « nazis » et de « génocide » soi-disant perpétré par Kiev avec une absence totale de complexe, à commencer par Vladimir Poutine lui-même. L'idée est d'obtenir un effet de saisissement, de gêne et de crispation chez nous pour parasiter le débat, voire paralyser la prise de décision de nos dirigeants. Il sera intéressant de voir comment l'effort informationnel russe présentera les régimes occidentaux quand il se focalisera sur eux.

Comment l'effort de désinformation est-il organisé ?

Pour l'instant, l'usage de bots ou de trolls revêt des habits classiques tels qu'on en a vu pour la crise des « gilets jaunes » ou pendant l'ère Trump. Le mode d'action est classique mais la campagne risque de s'intensifier au fur et à mesure de l'opération militaire russe.

Il n'y a pas de grande « ferme de trolls » dans les sous-sols du Kremlin qui vont pianoter pour déstabiliser nos démocraties. C'est beaucoup plus fragmenté que cela. La volonté politique du Kremlin d'aller parasiter l'information chez ses ennemis, tout comme de mener des cyberattaques, est forte. Différents acteurs la relaient, les services de renseignement - FSB, SVR, GRU - au premier chef. Des organes para-étatiques, dont il sera difficile de prouver un lien organique avec le Kremlin, sont également mobilisés.

Ensuite, l'effort se concentre au niveau individuel : la recherche de ce qu'on peut appeler depuis Lénine les « idiots utiles », des non-Russes qui défendent Moscou. Je pense enfin que la Russie fait en ce moment un gros travail pour mobiliser des forces politiques étrangères diffuses qui pourront faire caisse de résonance pour ses messages. Un peu comme Donald Trump a utilisé les relais de l'alt-right.

Moscou n'aura-t-il pas plus de mal à mobiliser hors de ses frontières sur l'Ukraine que l'alt-right sur les thèmes de l'immigration et de l'identité ?

Si, absolument. Sur le front des relais extérieurs de la Russie, je suis très curieux en particulier de ce que va être la réaction de la Chine. Avec le Covid-19, elle s'est inspirée des méthodes de guerre informationnelles russes. Va-t-elle revenir en arrière et dire stop pour ne pas pénaliser ses affaires avec l'Europe ? Ou, au contraire, employer le « manuel » russe pour s'emparer de Taïwan ?

Twitter a supprimé des comptes de renseignements occidentaux soupçonnés d'être des bots…

Cela pose une question très concrète par rapport aux conflits précédents dans la région : comment les plateformes vont-elles réagir ? Twitter a par exemple revu sa page d'accueil en présentant un onglet d'information sur le conflit. En quelque sorte, le réseau social assume un rôle à part entière… Le contexte a beaucoup changé. La Maison-Blanche exerce désormais une pression politique sur la tech américaine.

La chaîne RT devra-t-elle selon vous être fermée en Occident ?

La contrainte politique va être forte. D'autant que dès son arrivée à l'Elysée, Emmanuel Macron avait accusé directement RT et Sputnik de mener une campagne contre sa personne et la France. Cela dit, il y a un effet pervers à bien mesurer. La guerre informationnelle commence à domicile. Et l'interdiction de RT peut servir de prétexte au Kremlin pour fermer AFP, AP, Reuters, la BBC… en Russie. Or, même si RT sait très bien faire le buzz et jouer du sarcasme, son audience télévisée réelle en Occident reste marginale.

> Lire l'entretien sur le site des Echos [1]