Publié le 28/03/2022

Marc JULIENNE, cité par Meryll Suchet-Alexandre pour Ulyces

Depuis 2020, la Chine accroît la pression militaire sur Taïwan, avec la volonté de faire de l’île sa 23e province, par la force s’il le faut. Après l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine, se dirige-t-on vers un conflit généralisé ?

 

14 mars 2022. Le ministère de la Défense taïwanais est en alerte. La matinée vient à peine de s’achever, et déjà, treize avions militaires chinois ont pénétré la zone d’identification de défense aérienne de l’île. Taïwan est coutumière de ces démonstrations de force. La petite île, qui porte aussi le nom de République de Chine (RDC) depuis que s’y sont installés des dissidents chinois en exil en 1949, souhaite que son indépendance soit reconnue mondialement. Mais la République populaire de Chine (RPC) la voit toujours comme l’une de ses provinces. Taïwan n’a pourtant jamais été gouvernée par sa grande voisine, ce qui fait dire à quelques États membres de l’ONU – 14 sur 192 – qu’elle est un État indépendant de facto – avec son propre gouvernement, ses frontières et sa souveraineté.

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Xi Jinping, arrivé au pouvoir en 2013, a rendu plus agressive la posture de la Chine vis-à-vis de Taïwan. Comme Vladimir Poutine, il a la volonté farouche de restaurer la grandeur d’un ancien empire qui aurait été dépossédé de ses terres. Par la force, s’il le faut. Dans son discours à la nation russe du 21 février, annonciateur de l’invasion en Ukraine à venir, le chef du Kremlin a d’ailleurs commencé son allocution par des mots très proches de ceux qu’emploie régulièrement le gouvernement chinois : « Pour la Russie, l’Ukraine n’est pas seulement un pays voisin, c’est une partie indivisible de notre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel. »

Avec une différence notable, qui a gêné la Chine lors de sa déclaration de soutien à la Russie, face à l’Occident : en fin de discours, Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance et la souveraineté des États sécessionnistes ukrainiens de Donetsk et de Louhansk, alors même que la République populaire s’oppose, elle, à l’indépendance taïwanaise. Cette nuance contraint Pékin à endosser un rôle d’équilibriste, au lendemain de l’offensive lancée par Poutine. Le gouvernement chinois refuse de parler d’invasion et souligne sa « compréhension » des inquiétudes russes pour leur sécurité territoriale. Mais il se garde bien de soutenir l’intervention.

« La Chine s’est volontairement mise en retrait pour analyser la gestion russe de l’opération et la réponse des Occidentaux », résume Marc Julienne, chercheur et responsable des activités Chine à l’Institut français des relations internationales (IFRI). « Elle a été surprise du soutien massif à l’Ukraine et des mesures de rétorsion très fortes contre la Russie, mais cela lui permet d’anticiper de futures sanctions financières en cas de reprise armée de Taïwan. » Autrement dit, ses objectifs vis-à-vis de l’île restent inchangés.

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Conflit international

« Seul un engagement militaire massif des États-Unis pourrait, en cas de guerre, sauver l’île », juge Jean-Pierre Cabestan, auteur du livre « Demain la Chine, guerre ou paix ? » Mais de l’autre côté de l’océan Pacifique, le colosse américain a perdu de sa superbe. Les interventions successives à l’étranger – comme en Irak ou en Afghanistan –, souvent impopulaires et ratées, ont écorné son image aux yeux du monde. « Le passé a prouvé que malgré leur impressionnante puissance militaire, il restait difficile pour les États-Unis de gagner des guerres terrestres », analyse Yann Roche. Et le mandat de Donald Trump à Washington a amplifié la volonté, chez les Républicains notamment, « d’arrêter d’être les protecteurs du monde aux frais de la nation. » Le pays de l’Oncle Sam semble douter, et ses prises de positions timorées lors de l’invasion de l’Ukraine ne sont pas pour rassurer ses alliés. Il n’est pas dit que Joe Biden arrive à un consensus total du Congrès en faveur d’une option militaire, si le conflit à Taïwan dégénérait.

Pour autant, l’actuel locataire de la Maison-Blanche continue d’assurer Tsai Ing-wen, la présidente taïwanaise, du soutien de son pays. Depuis sa promesse du 21 octobre de défendre l’île militairement face à la Chine, sa position et son discours n’ont pas changé. La crise ukrainienne a même raffermi les liens entre Washington et Taipei, confirmant l’allié américain dans son rôle de plus important soutien de l’île à l’international. En Europe, le discours du président n’avait pas été le même. Biden avait assuré, dès le début de l’attaque russe, ne pas vouloir faire intervenir son armée. Du moins, tant que Poutine « ne s’installe pas dans les pays de l’OTAN ». Preuve s’il en est que l’intérêt stratégique des États-Unis se trouve ailleurs.

Et raison de plus, pour la Chine, de s’agacer de cette alliance. Elle exprime fréquemment « son vif mécontentement » pour ce qu’elle considère être « de l’ingérence dans ses affaires intérieures ». Au point de multiplier les passages de ses porte-avions dans les eaux du détroit de Taïwan, qui sépare l’île de la Chine continentale. Le jeu est risqué pour les deux camps : en mer de Chine méridionale, les américains mènent eux aussi des « Opérations pour la liberté de la navigation », les Fonops (Freedom of navigation Operations). Leurs navires de guerre parcourent la zone maritime, s’appliquant à « exercer et faire respecter les droits et libertés de navigation à l’échelle mondiale », comme le rappelle le département d’État nord-américain. À force d’intimidation et de provocations de part et d’autre, le risque d’accrochages ou d’affrontements accidentels augmente.

Le début d’un conflit plus étendu, aussi. « Si les deux superpuissances mondiales venaient à s’engager militairement, de nombreux pays suivraient », pressent Marc Julienne. À commencer par le Japon et l’Australie, membres du Quad, une alliance militaire dont les États-Unis et l’Inde font aussi partie ; ou la Corée du Sud. Le Premier ministre australien, Scott Morrison, a abordé frontalement le sujet, le 3 mars, au sortir d’une de leurs réunions virtuelles : « On ne peut pas autoriser que ce qui se passe en Ukraine puisse un jour se produire dans l’Indo-Pacifique. » Dans l’hypothèse d’un conflit, la réponse sera internationale.

Dans ces conditions, il paraît peu probable que Pékin lance une opération militaire à Taïwan dans l’immédiat. La Chine a peu d’alliés, le plus important d’entre eux étant déjà sur le front de guerre en Ukraine. Difficile d’imaginer l’Iran, le Pakistan ou la Corée du Nord peser dans une guerre qui serait mondiale, même si les deux derniers possèdent l’arme nucléaire et que Pyongyang a repris ses tirs de missiles balistiques intercontinentaux le 24 mars dernier – une première depuis 2017. Et ces partenariats sont encore loin des alliances américaines, qui impliquent des clauses de défense mutuelle, et des accords de bases et de manœuvres militaires conjointes. Elle-même manque de ravitailleurs en vol et de bateaux amphibies pour transporter ses véhicules militaires.

Mais la Chine se prépare, elle modernise et renforce son armée. Tout au long des années 2000, elle n’a eu de cesse d’augmenter son budget de la défense –  près de 10 % supplémentaires chaque année, en moyenne, comptabilise le géopolitologue Pascal Le Pautremat dans la Revue Défense Nationale. Ce qui a fait dire au général Mark Milley, chef d’État-Major des armées américaines, lors de son audition au Congrès du 17 juin 2021, qu’il tablait sur une fin des préparations chinoises à l’horizon 2027-2035.

« Le ministre de la Défense taïwanais, Chiu Kuo-cheng, prévoit même une possibilité d’invasion totale de l’île d’ici 2025 », acquiesce Marc Julienne, avant de s’exclamer : « En terme d’horizon stratégique, autant dire que c’est demain. »

D’ici là, il est fort probable que la Russie aura fini sa campagne ukrainienne, dont on se rappellera peut-être, qui sait, qu’elle a été le premier acte du basculement du monde vers une troisième grande guerre.

>> Retrouver l'artile en intégralité sur le site d'Ulyces [1].