Publié le 15/04/2022

Alice PANNIER, interrogée par Mélanie Roosen pour Major.

Après avoir dressé un bilan très complet du dernier quinquennat en matière de souveraineté numérique, Alice Pannier alerte sur le besoin de lucidité dont devra faire preuve le prochain gouvernement sur le sujet.

La souveraineté numérique a été un volet important de la campagne présidentielle. Pourquoi ?

Alice Pannier : Avant toute chose, il convient de rappeler que c’est pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron que la notion de souveraineté numérique s’est généralisée dans le débat public. Auparavant, c’était quelque chose d’assez tabou. En 2017, le débat présidentiel opposait souverainisme et globalisme. En 5 ans, la notion a pris une toute autre saveur, probablement aidée par la montée de la compétition entre les États-Unis et la Chine, et la pandémie de Covid-19. C’est donc assez naturellement que les candidats s’en sont saisi – soit dans une logique d’opposition, soit dans une logique de continuité de l’action du gouvernement actuel. Parmi les axes interrogés se trouvent la régulation du secteur numérique en matière de données et de marché, la sécurisation des infrastructures numériques, et le soutien aux écosystèmes numériques locaux. Les candidats aujourd’hui continuent de tenter de répondre à un double problème : l’hégémonie des entreprises non-européennes et la fuite des données à l’étranger, avec tous les enjeux de protection des données et de valorisation économique que cela implique.

 

Vous avez dressé un bilan très complet des actions menées pendant le quinquennat Macron. Que doit-on en retenir ?

A. P. : Il y a plusieurs choses à retenir. D’une part, la tentative de réguler le marché du numérique par la taxation, avec l’adoption d’une taxe dite “Gafa” qui vise à imposer plus sévèrement les grands groupes américains du numérique. Il n’a pas été possible cependant de déployer cette taxation au niveau européen. D’autres efforts ont été menés, au sein de l’Union européenne, avec le Digital Market Act qui vise à s’attaquer aux pratiques anticoncurrentielles des grandes plateformes du numérique. Emmanuel Macron avait, en janvier 2022, exprimé son souhait de parvenir à un accord final avant la fin de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. L’objectif principal de ces mesures a été de déconcentrer le marché du numérique et à permettre l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs pour lutter contre l’hégémonie des entreprises américaines. D’autre part, le gouvernement a aussi montré sa détermination à sécuriser les industries et infrastructures numériques, en excluant par exemple l’équipementier chinois Huawei des équipements 5G, ce qui pousse de facto les opérateurs à choisir d’autres équipementiers. Concernant la sécurisation des entreprises françaises, le gouvernement a augmenté les moyens de l’Anssi [1]. De nombreux plans pour le soutien aux acteurs du numérique ont également été déployés : le Fonds pour l’Innovation et l’Industrie [1], le programme Investissements d’avenir [1]France 2030 [1]… En parallèle se posait la question de la protection des données. Au-delà de savoir où elles sont hébergées, ce qui compte, c’est surtout la nationalité de l’opérateur du data center. Dans ce cadre, l’État a mis en place une nouvelle approche devant permettre aux entreprises de bénéficier de la qualité des services des fournisseurs américains que sont Microsoft Azure et Amazon Web Services sans être soumises à l’extraterritorialité du droit américain [1]. C’est ce que l’on appelle “le cloud de confiance”, qui fonctionne grâce à un système de licences. Cette initiative a été très critiquée par les autres candidats à l’élection car il s’attaque à la fuite des données mais pas à l’hégémonie des Gafam.

 

La candidate Rassemblement National voudrait effectivement aller plus loin. Est-ce crédible ?

A. P. : Marine Le Pen s’oppose fermement au cloud de confiance. Mais toute la question est de savoir si nos entreprises, y compris celles qui sont stratégiques, sont capables de se passer des services américains. Au-delà du cloud, Amazon et Microsoft offrent un panel d’outils qui sont utilisés au quotidien dans les organisations. Si l’offre française – ou européenne – est incapable de proposer un service équivalent, peut-on sérieusement envisager que les patrons des entreprises aillent vers des solutions nationales ? Il faudrait développer toute une industrie du logiciel qui est aujourd’hui sous-développée en Europe. Le gouvernement actuel a décidé de ne pas obliger les dirigeants à choisir des fournisseurs français, et de leur laisser accès aux fournisseurs américains tout en sécurisant un maximum leurs données. Par ailleurs, Marine Le Pen veut renforcer les contrôles du côté des investissements étrangers dans les entreprises françaises. Précisons qu’il existe déjà des mécanismes de filtrage et d’examen de ces investissements, et qu’ils ont été durcis récemment [1] afin d’abaisser le seuil d’investissements étrangers hors Union européenne. La candidate du Rassemblement National souhaiterait forcer prise de participation de l’État français au sein de certaines entreprises étrangères, ce qui paraît peu réaliste. Il y a beaucoup d’effets d’annonce, ça se vend bien politiquement, mais il n’y a pas mise en œuvre crédible proposée.

 

Du point de vue du droit, est-il possible d’atteindre une souveraineté numérique qui ne reposerait que sur des acteurs locaux ?

A. P. : L’ambiguïté est de savoir si l’on parle d’une échelle française ou européenne. Le droit européen veut qu’au sein de l’espace et du marché européen il y ait un marché numérique unifié et une libre circulation des données. Dès lors, vouloir stocker toutes les données françaises uniquement sur des serveurs opérés par des acteurs français poserait problème. Par ailleurs, il faut prendre en compte que l’effectivité des actions françaises et européennes dépendra aussi des États-Unis, et de leur volonté de mettre en place des moyens de législation antitrust, de mettre au défi leurs grandes entreprises du numérique sur le plan de la protection des données et de respecter la concurrence.

 

Au-delà des programmes des candidats, quel est selon vous le grand enjeu du prochain quinquennat en matière de souveraineté numérique ?

A. P. : Il va falloir réfléchir plus sérieusement à la question de la Chine et de sa montée en puissance technologique. J’ai le sentiment que nous avons tendance à détourner le regard pour ne pas entrer dans une logique de guerre économique, mais c’est un vrai sujet qui est sous-traité par les candidats.

 

> Un entretien à retrouver sur le site de Major [2].