Publié le 17/05/2022
Réfugiés ukrainiens à la gare de Varsovie, 28 février 2022

Matthieu TARDIS, tribune parue dans Le Monde

Le chercheur spécialiste des questions migratoires Matthieu Tardis considère, dans une tribune au « Monde », que si les accusations de « double standard » entre les Ukrainiens et les autres exilés sont légitimes, c’est bien le pragmatisme qui a prévalu dans l’accueil des réfugiés d’Ukraine.

Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime qu’environ 5,7 millions de personnes ont fui la guerre en Ukraine entre le 24 février et le 4 mai. L’Union européenne (UE) accueille l’immense majorité de ces personnes, dont 3,1 millions sont entrées par la Pologne et 850 000 par la Roumanie.

Les déplacés ukrainiens ont tout de suite bénéficié d’un traitement politique et médiatique favorable, y compris parmi les gouvernements et les partis politiques les plus hostiles à l’immigration. Le terme de « réfugiés » s’est imposé pour désigner les Ukrainiens par contraste avec les « flux migratoires irréguliers » dont il fallait se protéger à la suite de la chute de Kaboul (Afghanistan) en août 2021.

Mais l’application de la convention de Genève de 1951, pierre angulaire du droit international des réfugiés, aux personnes qui fuient un conflit n’est un débat que pour quelques juristes et experts. Les responsables politiques ou autres faiseurs d’opinion qui tentent d’opposer les réfugiés aux migrants ne maîtrisent pas ce débat. En fait, l’empathie pour certains exilés et la déshumanisation pour d’autres ne dit rien sur les Ukrainiens ou sur les Afghans, mais davantage sur les personnes qui font de telles distinctions.

Contradiction avec le « système Dublin »

Les mesures adoptées pour les Ukrainiens sont à contre-courant des politiques d’asile que l’Union européenne tente de mettre en place depuis deux décennies : relâchement des contrôles aux frontières extérieures, accès immédiat à une protection, un titre de séjour et à des droits sociaux dont le droit de travailler, un accueil qui repose sur la solidarité citoyenne et, surtout, le libre choix du pays de destination qui s’inscrit en contradiction avec le sacro-saint principe du « système Dublin [1] ».

Il n’en fallait pas moins pour que de nombreux défenseurs des droits des exilés dénoncent un double standard entre les Ukrainiens et les autres exilés, souvent non européens et perçus comme majoritairement musulmans. Ces défenseurs ne manquent pas d’arguments. Des exilés continuent de mourir en Méditerranée dans l’indifférence et la rue reste une étape incontournable pour de nombreuses personnes recherchant la protection de la France.

De plus, le traitement accordé aux étrangers qui résidaient régulièrement en Ukraine, notamment les étudiants étrangers, alimente ce sentiment de deux poids, deux mesures. Certains Etats, comme l’Espagne, n’ont pas souhaité faire de distinction entre les Ukrainiens et les autres tandis que d’autres pays, comme la France, leur refusent l’accès à la protection temporaire.

Si les accusations de double standard sont légitimes, l’UE n’avait cependant pas d’autre solution que d’appliquer un régime libéral aux personnes fuyant l’Ukraine. Cette décision est somme toute pragmatique face à l’ampleur des déplacements dans un temps aussi court.

Le nombre de réfugiés dans le monde a doublé au cours de la dernière décennie

En fait, l’UE est en train de vivre ce que d’autres régions du monde connaissent de manière croissante depuis le début du XXIe siècle, à savoir des déplacements massifs et subits de population liés à un conflit ou à l’effondrement d’un pays. La Turquie et le Liban ont connu cette situation avec la guerre en Syrie, l’Ouganda avec les Soudanais du Sud ou la Colombie avec les Vénézuéliens.

Rappelons que le nombre de réfugiés dans le monde a doublé au cours de la dernière décennie. Les Européens doivent donc se rendre compte qu’ils étaient jusqu’à présent protégés de ces phénomènes et que ladite « crise des réfugiés » de 2015 paraît presque dérisoire au regard de la situation actuelle. Et, en l’espèce, il est impossible de s’appuyer sur un pays tiers de transit pour contenir les arrivées de réfugiés, comme ce qui a été fait avec la Turquie, la Libye ou le Maroc.

La spécificité de la guerre en Ukraine est qu’il s’agit d’un conflit international, et non d’une guerre civile, et que, par conséquent, la population masculine est mobilisée par les autorités ukrainiennes. L’UE n’avait pas l’habitude de recevoir autant de femmes et d’enfants. Mais ici encore, la proportion importante d’hommes dans les précédentes vagues de réfugiés tient davantage au fait que le voyage vers l’Europe est encore plus dangereux pour les femmes et les enfants qu’à une différence démographique fondamentale entre les réfugiés ukrainiens et les autres. Si l’on regarde les données de la population mondiale de réfugiés, 48 % d’entre eux sont des femmes et des filles et 40 % ont moins de 18 ans.

Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur l’impact de la guerre en Ukraine sur les politiques européennes d’asile et d’immigration. Il n’est pas certain que la Pologne, et encore moins la Hongrie modifient leur position de principe contre la solidarité européenne en matière d’accueil des demandeurs d’asile qui bloque les négociations entre les Etats membres depuis 2018.

Mobilisation citoyenne

De même, la présidence française de l’UE entend encore pousser les procédures de filtrage des migrants aux frontières extérieures, bien qu’elles semblent inopérantes et problématiques au regard des droits humains.

Néanmoins, cette période est riche d’enseignements qui peuvent faire évoluer les paradigmes sur lesquels reposent les politiques migratoires depuis le début du siècle.

En effet, on constate que lorsqu’il existe une volonté politique d’organiser l’accueil des personnes exilées et de coordonner les acteurs pertinents, des associations aux collectivités locales en passant par le secteur privé, cela fonctionne.

Surtout, la formidable mobilisation citoyenne pour les Ukrainiens constitue également un moteur inespéré de sensibilisation sur la complexité des parcours migratoires et sur les obstacles rencontrés au quotidien par les exilés dans nos pays. L’enjeu est donc que cet élan ne se canalise pas uniquement sur le sort des Ukrainiens mais profite à l’ensemble des populations exilées en Europe.

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Matthieu Tardis est responsable du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales/IFRI.

 

> Tribune parue dans Le Monde [2] (réservé aux abonnés)