Publié le 23/05/2022
Thomas Gomart, directeur de l'Ifri

Thomas GOMART, entretien paru dans Le Monde. Propos recueillis par Marc Sémo

Les Occidentaux doivent redéfinir des buts de guerre réalistes pour contrecarrer durablement l’agressivité de Moscou et trouver des modalités de coexistence acceptables, explique le directeur de l’Institut français des relations internationales, Thomas Gomart, dans un entretien au « Monde ».

Directeur de l’Institut français des relations internationales, l’historien Thomas Gomart, dont le dernier ouvrage, Guerres invisibles (Tallandier, collection « Texto Essais », 352 pages, 10,50 euros), vient de sortir, analyse la nouvelle donne stratégique mondiale et dresse un premier bilan des ruptures entraînées par l’agression russe en Ukraine.

Qu’est-ce que ce conflit a déjà changé dans l’ordre du monde ?

Cette guerre est un ressac de la « guerre civile européenne » pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Ernst Nolte (1923-2016). L’historien allemand établissait un « nœud causal » entre la révolution bolchevique et le surgissement des fascismes à l’Ouest. On a oublié que la question ukrainienne fut un des enjeux cruciaux de la première guerre mondiale, à l’Est. Et on a ignoré à quel point la victoire de l’URSS contre le nazisme était devenue la religion d’Etat de Vladimir Poutine. Depuis presque vingt ans, la Russie et l’Occident sont engagés dans une confrontation cognitive pour imposer leur modèle. En trois mois est apparue une double fracture ouverte : entre l’Ukraine et la Russie d’une part ; entre la Russie et l’Occident d’autre part. Avec le retour de la guerre de haute intensité, le continent européen perd un de ses avantages comparatifs dans la mondialisation, celui de la stabilité stratégique. Par rapport aux enjeux globaux, cette guerre apparaît anachronique à ceux qui font rimer mondialisation et démilitarisation depuis 1991, c’est-à-dire fondamentalement les Européens. Elle ne l’est pas pour ceux qui voient le monde à travers les rapports de force militaires, c’est-à-dire les Russes, les Chinois et les Américains.

Est-ce un tournant sur le plan stratégique ?

Sans aucun doute. La Russie livre une guerre coloniale sous protection nucléaire. Le déclenchement de « l’opération militaire spéciale » s’est accompagné d’une rhétorique nucléaire explicite. Vladimir Poutine est passé à l’acte pour assujettir l’Ukraine et inhiber les Occidentaux. Le tournant stratégique, c’est moins l’agression russe, qui ne fait que prolonger celle de 2014, que la capacité ukrainienne à la mettre en échec. C’est aussi la mise en œuvre d’une posture de sanctuarisation agressive grâce au nucléaire, qui rompt avec la prudence en la matière observée par Moscou et Washington depuis la crise des missiles de Cuba en 1962. Ce sont enfin des mécanismes d’alliance, qui produisent des effets militaires et économiques de grande ampleur.

Sur le plan économique, cette guerre risque-t-elle de donner un nouveau coup à une globalisation déjà mise à mal par la pandémie ?

Toute guerre a un coût humain et économique. Celle-ci contribue au retour de l’inflation et affecte la sécurité alimentaire. Elle entraîne une nouvelle mutation de la mondialisation pensée comme l’enchevêtrement d’interdépendances économiques, de compétition de modèle sur fond de découplages. Le capitalisme politique, c’est-à-dire l’imbrication des objectifs de croissance économique et des impératifs de sécurité nationale, s’est traduit, depuis 2016, par le découplage technologique entre la Chine et les Etats-Unis. S’y ajoute désormais un découplage énergétique entre la Russie et l’Europe. Ce dernier renvoie aux conditions de la coopération hégémonique sur le pétrole mise en place par les Etats-Unis après 1945.

Les diverses tentatives européennes pour diversifier leurs approvisionnements, par voie terrestre, en se tournant vers l’URSS, ont toujours suscité des tensions avec Washington, qui resurgissent au moment des crises stratégiques aiguës. Lors de la crise de Cuba, l’administration Kennedy demanda aux Européens de ne pas exporter de technologies permettant la construction de l’oléoduc Amitié. Vingt ans plus tard, lors de la crise des euromissiles, l’administration Reagan dénonça le premier gazoduc reliant la Sibérie aux marchés européens.

En dépit des fortes pressions, les capitales européennes développèrent une interdépendance énergétique euro-russe, ayant pour conséquence indirecte de réduire leurs efforts navals. Quarante ans plus tard, la guerre d’Ukraine la rompt, annonce l’augmentation des importations de gaz naturel liquéfié américain et renvoie les Européens à des problématiques classiques de sécurisation de leurs approvisionnements énergétiques au moment où ils pensaient que la transition énergétique diminuerait les risques géopolitiques. Au contraire, elle les accentue. S’il existe un alignement entre cette rupture et l’objectif de décarbonation à horizon 2050, il n’en demeure pas moins que les Européens sont contraints de reconfigurer leurs systèmes énergétiques en urgence.

À l’heure des guerres hybrides, ce conflit, par sa violence, rappelle plutôt les carnages du XXe siècle. Comment l’expliquer ?

Il faut distinguer la phase au cours de laquelle la Russie a conduit des opérations hybrides, qui lui permettaient d’exercer une pression directe sur l’Ukraine et des pressions indirectes sur l’Occident. Elle savait opérer sous le niveau de la guerre. En franchissant ce seuil, elle est pour ainsi dire entraînée par son propre poids militaire, celui d’une armée disparate, mal commandée, incapable d’emporter la décision rapidement, car elle avait tout misé sur la chute de Zelensky. Dès lors, la Russie bascule dans une guerre d’attrition et de destruction, qui donne lieu à de nombreuses exactions.

Quelles leçons tirer de la résistance de Kiev ?

L’Ukraine est désormais une nation en armes contre son envahisseur. La montée en puissance de ses forces armées entre 2014 et 2022 a été remarquable, mais n’explique pas l’essentiel : les Ukrainiens ont répondu à la mobilisation générale, rappelant la trinité de Clausewitz entre le peuple, l’autorité militaire et le gouvernement. Des images sont marquantes : des citoyens ukrainiens accompagnant leurs familles à la frontière avant de rejoindre leurs unités, les interventions régulières du président Zelensky en chemise kaki et, bien sûr, les charniers. Kiev maîtrise sa communication stratégique : on ignore toujours le nombre des victimes civiles et des pertes militaires ; on assiste à l’héroïsation de certaines figures, comme les combattants de l’usine Azovstal. Après avoir su résister, les Ukrainiens sont désormais convaincus de pouvoir l’emporter. Comme l’a souligné Emmanuel Macron, à Strasbourg, il n’appartient qu’à eux de « définir les conditions des négociations avec la Russie ».

Cela montre-t-il l’importance des émotions dans la guerre ?

Cette dimension est essentielle. Beaucoup ont été surpris par la décision de Vladimir Poutine, dans la mesure où elle allait à l’encontre de ses intérêts. Cette surprise s’explique par une conception de la politique internationale principalement résumée à une affaire de calculs et d’intérêts croisés. Or, dans une phase prolongée de tensions, les passions – comme la haine, le mépris, l’espoir ou la foi – importent davantage que les intérêts. Il est très difficile d’anticiper la traduction opérationnelle des passions, mais c’est une erreur de ne pas chercher à les identifier précisément pour l’ensemble des protagonistes, au premier rang desquels figure Vladimir Poutine. Cette guerre est l’aboutissement très prévisible de sa dégénérescence idéologique.

Un des enseignements de ces trois mois de conflit n’est-il pas aussi que, sans les Américains, rien n’est réellement possible militairement ?

Certains experts russes reconnaissent s’être trompés sur un point essentiel : avoir cru que les Etats-Unis allaient se désintéresser de l’Europe pour se concentrer exclusivement sur la Chine. Ils se sont convaincus d’un inexorable reflux occidental, après la déroute américaine en Afghanistan. En diffusant publiquement leurs renseignements, les Etats-Unis n’ont pas empêché l’agression, mais ont montré à leurs alliés leur degré de pénétration du système russe. Il s’agit désormais pour eux d’exploiter au maximum la faute stratégique de Vladimir Poutine par une stratégie indirecte, qui consiste à éviter une extension du conflit au-delà du territoire ukrainien et de la mer Noire. Ils apportent un soutien politique et une aide militaire massive à l’Ukraine. Ce faisant, ils resserrent les liens transatlantiques, tout en montrant les limites militaires de leurs alliés. En outre, les sanctions prises ont pour clé de voûte le dollar ; elles ont beaucoup plus de conséquences pour les économies européennes que pour la leur. Six mois après [leur départ de] l’Afghanistan, les Américains soulignent leur centralité stratégique, et envoient ainsi un message à la Chine.

Que doivent faire les vingt-sept pays de l’Union européenne ?

Ils doivent se réarmer militairement, agir diplomatiquement et se redresser économiquement au risque sinon d’être marginalisés à l’échelle globale et d’être incapables de stabiliser le continent. Le combat des Ukrainiens et le soutien américain leur offrent un répit précieux. A condition de savoir l’utiliser pour se préparer aux chocs futurs. Avec l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, celle-ci et l’Union européenne coïncident davantage encore, mais cela devrait conduire les Européens à se poser franchement les questions suivantes : quelle aurait été leur attitude collective si la Maison Blanche avait décidé de ne pas intervenir, comme cela aurait pu ou pourrait être le cas avec Donald Trump ? Regarder les Ukrainiens se faire dépecer ?

Ce renforcement du lien transatlantique sur fond de guerre en Ukraine ne change-t-il pas la donne sur le continent européen ?

C’est certain. En 2001, Vladimir Poutine déclarait : « La Russie est un nœud intégrationniste spécifique, liant l’Asie, l’Europe et l’Amérique. » Vingt ans plus tard, elle désintègre l’architecture de sécurité européenne en envahissant l’Ukraine. La résurgence de la question russe oblige les Occidentaux à redéfinir des buts de guerre réalistes pour contrecarrer durablement l’agressivité de la Russie et trouver des modalités de coexistence acceptable avec elle. Ce débat est très sensible, en particulier pour les pays qui ont subi le joug de Moscou et entrevoient une occasion unique de mettre la Russie au tribunal de sa propre histoire.

Faut-il, selon le mot d’Emmanuel ­Macron, éviter « d’humilier » la Russie ?

L’humiliation est une « émotion fondamentale », mais c’est la Russie qui s’humilie toute seule en Ukraine. C’est l’humiliation du violeur devant sa victime après le passage à l’acte. Cependant, il faut réinjecter de l’intérêt et du calcul dans la phase actuelle pour éviter précisément que les émotions ne submergent le jugement des différents protagonistes. Il n’y a aucune contrition stratégique à attendre de la part de Vladimir Poutine. Cette guerre est avant tout la sienne. La question est de savoir s’il est en mesure de mobiliser le peuple russe comme Volodymyr Zelensky a su mobiliser le peuple ukrainien.