Publié le 20/06/2022
Shutterstock

Florian VIDAL, cité par Marion Fontaine dans GEO

Depuis des décennies, l'Arctique était une zone de coopération pacifique, où les intérêts de la région prévalaient sur les tensions extérieures. Mais l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février dernier, est venu bouleverser ce fragile équilibre et remettre en cause ce principe "d'exception arctique".

Mourmansk, à l'extrême nord-ouest de la Russie, le 1er octobre 1987. À l'époque, en pleine Guerre froide, la région arctique est l'une des zones les plus nucléarisées du monde ; et Mourmansk, la base militaire la plus importante de la flotte russe. Pourtant, Mikhaïl Gorbatchev, [1] alors dirigeant de l'Union soviétique, y prononce un discours qui posera les bases de plus de trois décennies de coopération pacifique dans l'Arctique. "Que le nord de la planète, l'Arctique, devienne une zone de paix. Que le pôle Nord devienne le pôle de la paix", clame-t-il.

Ainsi naît le mythe de "l'exception arctique", une idée selon laquelle le Grand Nord serait une zone où les perturbations extérieures ne nuiront jamais à la coopération entre États riverains, résume l'Institut français des relations internationales [2] (Ifri). Dans sa lignée se crée en 1996 le Conseil de l'Arctique, réunissant les pays possédant des territoires dans le cercle arctique – le Canada, le Danemark, la Finlande, l'Islande, la Norvège, la Suède, la Russie et les États-Unis, mais aussi des représentants des peuples autochtones de la région, des ONG et plusieurs pays observateurs, dont la France. Ce forum intergouvernemental a pour but de promouvoir "les aspects environnementaux, économiques et sociaux du développement durable dans la région" ; les questions militaires ont été exclues de ses compétences.

Jusqu'à récemment, rien n'a su ébranler cette "exception arctique". Et, si l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a marqué une première "rupture dans l'évolution diplomatique et sécuritaire de la région", estime Florian Vidal, les pays arctiques ont néanmoins "continué de coopérer, avancer".

Mais le 24 février dernier, le choc de la guerre en Ukraine s'est propagé dans le monde entier jusqu'à totalement bouleverser ce fragile équilibre en place au-delà du 66e parallèle nord. 

"C'est une crise unique depuis la Guerre froide", soutient le chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri. "La rupture est définitive et consommée".

 

L'isolement de la Russie paralyse la coopératin en Arctique

Au début du mois de mars, les États membres du Conseil de l'Arctique (sauf la Russie) ont publié une déclaration [3] commune condamnant l'invasion de l'Ukraine et soulevant "les graves obstacles à la coopération internationale, y compris dans l'Arctique, que les actions de la Russie ont causés". Une première depuis sa création : le Conseil suspend ses activités. Le 8 juin dernier, il annonce les reprendre, mais de manière "limitée", "dans le cadre de projets qui n'impliquent pas la participation de la Fédération de Russie".

D'autres organismes de coopération régionale, comme le Conseil euro-arctique de la mer de Barents ou le Conseil nordique, ont eux aussi mis en pause leur collaboration avec la Russie. La guerre en Ukraine "a aussi créé une division entre les États, mais aussi entre les peuples", note Emilie Canova, doctorante en Études polaires à l'Université de Cambridge et directrice du programme arctique du Groupes d’études Géopolitiques. Au sein même du Conseil sami, il s'est opéré une scission entre les peuples autochtones [4] samis de Norvège, Suède et Finlande, et les Samis russes de la péninsule de Kola, "créant des divisions très concrètes au quotidien".

  • "On assiste à l’isolement diplomatique et économique complet de la Russie sur la scène arctique". – Florian Vidal, chercheur à l'Ifri

"Comment la gouvernance de la région arctique va se maintenir sans la Russie ?", s'interroge Florian Vidal"Sans elle, la coopération en Arctique n'a pas de sens", abonde Émilie Canova. Pour cause : la Russie possède 53 % du littoral arctique et reste la puissance dominante dans cette région particulièrement vulnérable au changement climatique.

[...]

 

L'Arctique risque "de se militariser davantage"

Si les candidatures de la Suède et de la Finlande à l'Otan sont acceptées, "on va observer une militarisation de facto du Conseil de l'Arctique", ajoute Florian Vidal, alors que l'organisation s'est toujours gardée de traiter des questions de défense. Tous les États membres à l'exception de la Russie feront partie de l'alliance militaire et l'espace arctique s'intégrera pleinement dans l'architecture sécuritaire nord-atlantique. Le chercheur ajoute : 

"Dans cette nouvelle configuration, l’Otan va avoir un poids de plus en plus lourd dans la région arctique, qui risque de se militariser davantage".

  • "C'est une vraie transformation : on met un terme définitif à la période post-Guerre froide pour revenir à un climat de Guerre froide". – Florian Vidal, chercheur à l'Ifri

Déjà, depuis quelques années, l'Arctique s'est particulièrement militarisée. Moscou y rouvre plusieurs postes militaires datant de la Guerre froide [5], et y teste des missiles balistiques hypersoniques et des torpilles nucléaires. La Flotte du Nord, "pièce maîtresse de la stratégie arctique russe" "composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glace et de bâtiments de soutien", détaille LVSL [6], stationne dans la péninsule de Kola, non loin de la Finlande.

[...]

Rappelons que, d'ici une vingtaine d'années, il n'y aura probablement plus de banquise en été... rendant ainsi la route maritime du Nord, qui longe les côtes russes, de plus en plus praticable. Pour l'heure, il faut demander l'autorisation des administrations russes pour y naviguer et louer à Moscou un brise-glace. "

La Chine attend patiemment les effets du réchauffement climatique pour ne plus être dépendant de la Russie pour emprunter cette route transpolaire", observe Florian Vidal.

 

Une guerre en Arctique est-elle possible ? 

Dans le climat actuel de tensions, de rupture diplomatique et de regain d'intérêt pour la très stratégique région arctique, une question est sur toutes les lèvres : une guerre prochaine aura-t-elle lieu en Arctique ?

"Pour des raisons géographiques et démographiques, l'Arctique reste encore un espace marginal", estime Florian Vidal. "Il est difficile d'imaginer qu'une guerre s'y déclenche, ou qu'elle en soit le détonateur. Elle pourrait néanmoins, par effet ricochet, être entraînée dans une guerre".

Même son de cloche pour Émilie Canova : "Un conflit en Arctique serait très coûteux et sans grand intérêt. Il peut certes y avoir des tensions, mais de là à voir éclater un conflit, je ne pense pas".

L'accroissement de la présence militaire russe en Arctique ne signifie d'ailleurs pas nécessairement l'imminence d'une attaque, nuance France 24 [7] : "Moscou a aussi d’autres intérêts à protéger". La région abriterait, selon une étude de l’US Geological Survey [8]  [9]datant de 2008, 13 % des réserves de pétrole et de 30 % des réserves de gaz mondiales. Ses sous-sols sont aussi riches en terres rares [10], ces métaux utilisés dans la fabrication de produits de haute technologie.

Alors, lorsque le Conseil de l'Arctique a annoncé cesser temporairement sa collaboration avec la Russie, Moscou a pris acte et a marqué sa volonté de poursuivre ses programmes de développement économique dans la région : "pour les Russes, le plus important est la question financière et économique de l'Arctique, moins que la gouvernance et les enjeux environnementaux", note Florian Vidal.

"Mais les sanctions occidentales prises contre la Russie font qu'aujourd'hui, il y a une grosse interrogation sur l'avenir des projets d'extraction russe et de route maritime du Nord". Or, derrière, "c'est la viabilité du régime russe qui est en jeu, car ces projets contribuent grandement au budget fédéral".

Le chercheur ajoute : "L'avenir de l'Arctique et de la coopération va donc dépendre de l'évolution de la politique interne de la Russie". Mais une chose est sûre : au-delà du 66e parallèle nord, la confiance a été rompue.

 

> L'article en intégralité sur GEO [11]