Publié le 10/11/2022
Pozzallo, Italie, 31 décembre 2021

Matthieu TARDIS, interviewé par Marie Slavicek pour Le Monde

Après plusieurs jours de bisbille diplomatique avec l’Italie, la France a décidé jeudi d’accueillir, « à titre exceptionnel », le navire humanitaire « Ocean-Viking ». Si le droit de la mer impose de sauver les migrants en péril, il ne dit pas quel Etat doit les accueillir. Un flou qui incite les pays à se renvoyer la balle.

Le bras de fer diplomatique entre Paris et Rome autour du sort réservé aux 234 migrants à bord de l’Ocean-Viking s’est finalement achevé jeudi 10 novembre. Le ministre de l’intérieur français, Gérald Darmanin, a annoncé à la mi-journée que le port de Toulon allait accueillir vendredi, « à titre exceptionnel », le dernier des quatre bateaux humanitaires bloqués en Méditerranée. Un tiers des passagers, qui viennent de différents pays dont certains en guerre comme la Syrie, seront « relocalisés » en France, a-t-il ajouté, et ceux qui ne répondront pas aux critères de demandeurs d’asile « seront reconduits directement ».

Le navire de l’ONG SOS Méditerranée a demandé à quarante-trois reprises à l’Italie de pouvoir débarquer. En vain. Il a donc pris la direction de la France mardi. Dans un premier temps, l’exécutif a fermé la porte à un éventuel accueil, renvoyant Rome à ses responsabilités. « La règle européenne, c’est que le bateau doit débarquer dans le port le plus proche, qui est un port italien », a ainsi évacué le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, jeudi matin sur France 2.

La veille, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, avait déjà demandé à l’Italie de « respecter ses engagements européens », en accueillant l’Ocean-Viking. « Le bateau est actuellement dans les eaux territoriales italiennes, il y a des règles européennes extrêmement claires et qui ont été d’ailleurs acceptées par les Italiens », avait rappelé M. Véran, jugeant l’attitude de Rome « inacceptable ». Mardi, le nouvel exécutif italien, dirigé par la présidente du conseil Giorgia Meloni (extrême droite), avait présenté comme acquis l’accueil du navire par la France. Une annonce – démentie par Paris – visant à infléchir la position française.

Alors que Paris et Rome n’ont cessé de se renvoyer la balle, que dit le droit international à propos des migrants secourus en mer ? Quels sont leurs droits une fois qu’ils ont été recueillis par un bateau ? Qu’est-il prévu quant à leur débarquement ? Le Monde fait le point.

Débarquer dans un « lieu sûr »

Le droit de la mer est régi par plusieurs textes internationaux. Première certitude : toute personne en péril doit être secourue. Cette obligation est notamment inscrite dans la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (abrégée SOLAS, pour « safety of life at sea »), adoptée en 1974, et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (Unclos, pour « United Nations convention on the law of the sea »), adoptée en 1982. « Tout navire qui a connaissance d’une situation de détresse doit s’arrêter s’il est à proximité ou se dérouter s’il est le plus proche de la zone pour prendre en charge les personnes dont la vie est menacée », détaille Franck Dollfus, avocat spécialisé en droit de la mer. Seule réserve : que son capitaine puisse le faire sans mettre son bateau et son équipage en danger.

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Pas de mécanisme européen clair et durable

A quai à Catane (Sicile) depuis dimanche, les bateaux humanitaires Geo Barents de Médecins sans frontières (MSF) et Humanity 1 de l’ONG allemande SOS Humanity ont finalement pu débarquer la totalité de leurs passagers mardi. Au départ, les autorités italiennes n’avaient accepté que les mineurs et les personnes malades. Le ministre italien des affaires étrangères, Antonio Tajani, a confirmé mercredi que ce tri était un signal pour forcer l’Europe à aider l’Italie.

« En refusant d’accueillir l’Ocean-Viking, l’Italie remet clairement en cause un accord qui lui est pourtant favorable », estime Matthieu Tardis, de l’IFRI

« Les manœuvres de blocage de la part du gouvernement de Giorgia Meloni visent à démontrer sa ligne dure en matière d’immigration », décrypte Matthieu Tardis, responsable du Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Le chercheur rappelle qu’une situation similaire avait opposé, à l’été 2018, les Européens à l’Italie. La France et le gouvernement d’extrême droite de Matteo Salvini s’étaient notamment accrochés au sujet de l’Aquarius, l’ancien navire de SOS Méditerranée, qui avait finalement débarqué en juin à Valence, en Espagne. La France avait, pour sa part, refusé d’accueillir le bateau. A l’époque, Emmanuel Macron disait ne pas avoir voulu céder aux « provocations des extrêmes » et considérait qu’un tel scénario n’était « pas soutenable, même politiquement, en France pour nos propres équilibres ».

De fait, le débarquement de migrants par les navires humanitaires fait quasi systématiquement l’objet de négociations tendues entre les Etats, en vue de leur répartition. Au niveau européen, le sujet de la relocalisation des demandeurs d’asile empoisonne le débat depuis 2015 et la crise dite « des réfugiés ». A l’époque, la Commission européenne avait proposé que l’ensemble des pays membres accueillent les réfugiés de manière solidaire. Mais les Etats d’Europe centrale avaient bloqué le processus.

Faute d’un mécanisme européen clair et durable, des accords sont donc trouvés au cas par cas.

« En juin, dans la foulée de la présidence française [de l’Union européenne (UE)], les choses ont légèrement avancé : un accord a été trouvé sur la relocalisation des demandeurs d’asile depuis les Etats méditerranéens (Italie, Chypre, Grèce, Espagne, Malte) vers d’autres Etats membres volontaires », explique Matthieu Tardis.

Prévu pour une durée d’un an renouvelable, ce mécanisme n’est pas juridiquement contraignant. Les pays qui ne souhaitent pas accueillir de nouveaux migrants doivent, en revanche, aider financièrement ceux qui les prennent en charge.

Pour le chercheur, « en refusant d’accueillir l’Ocean-Viking, l’Italie remet clairement en cause un accord qui lui est pourtant favorable », bien que peu opérationnel. Pour l’heure, treize pays se sont engagés à accueillir 8 000 personnes, dont 3 000 pour l’Allemagne et 3 000 pour la France, afin de soulager les pays de première entrée en Europe. Dans les faits, selon la Commission européenne, l’Allemagne en a accueilli 74 en octobre, et la France, 38, fin août.

Matthieu Tardis voit malgré tout dans l’attitude de Rome « une réponse populiste du gouvernement Meloni pour satisfaire son électorat ».

 

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