Publié le 13/01/2023

Thomas GOMART, cité par Marc Sémo dans Le Monde

Alors que la guerre entre Russes et Ukrainiens perdure, la question de ce qu’est une paix juste resurgit. Depuis plus d’un siècle et la première guerre mondiale, la réflexion est menée pour aboutir à des fins de conflits durables et donc acceptés par toutes les parties.

C’était un cri de raison lancé au milieu de l’immense carnage qui ravageait l’Europe. Trois ans jour pour jour après le début de la guerre, le 1er août 1917, le pape Benoît XV lançait un appel pour une « paix juste et durable » dans « une note diplomatique » adressée par le Vatican à tous les belligérants. Un texte explicitement politique. « L’Europe si glorieuse et si florissante va-t-elle donc, comme entraînée par une folie, courir à l’abîme et prêter la main à son propre suicide ? » écrivait Giacomo Della Chiesa. Pour trouver une solution au conflit, ce souverain pontife, élu le 3 septembre 1914 en même temps que s’embrasait l’Europe, évoquait aussi bien les indispensables garanties pour la liberté de navigation que la restitution des régions occupées et le recours à une commission d’arbitrage internationale pour les contentieux territoriaux.

« Cette note était profondément novatrice, avançant des idées très concrètes sur ce que pourraient être les conditions d’une paix juste et durable qui n’entérine pas seulement un rapport de force à l’issue du conflit, souligne Olivier Schmitt, auteur notamment avec Charles-Philippe David de La Guerre et la paix (Presses de Sciences Po, 2020). Elle insistait aussi sur la nécessité d’un jugement des responsables de la guerre, ébauchant ce que sera bien plus tard la montée en puissance de la justice pénale internationale. »

Bon nombre de ces thématiques seront reprises lors de la conférence de Versailles, notamment par le président Woodrow Wilson, mais le Vatican, en tant que tel, en sera exclu. Dans l’immédiat, cependant, l’appel papal fit l’unanimité contre lui. Georges Clemenceau pourfendit « le pape boche ». La droite cléricale et l’extrême droite hurlèrent contre « Pilate XV ». Les réactions côté allemand furent tout aussi virulentes, dénonçant, elles, « le pape des Français ». Chacun des deux camps, aussi bien les Alliés que les empires centraux, était encore convaincu de pouvoir l’emporter. La tuerie continua quatorze mois.

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« Guerre juste »

Définir ce que peut être une paix juste et durable est d’autant plus difficile que la notion même de paix dans les relations internationales reste pour le moins floue.

« Est-ce que l’on considère que l’état naturel de l’humanité c’est la paix ou, au contraire, que la compétition et la confrontation restent la matrice des relations entre les Etats, et que la paix est donc seulement un intermède entre deux périodes de guerre ? Quand on observe le monde en historien, la “paix perpétuelle” reste un projet de philosophe… Ce qu’il faut penser, ce sont les circonstances qui conduisent à la guerre, et celles qui conduisent à l’arrêter », explique Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et auteur notamment de Les Ambitions inavouées (Tallandier, 336 pages, 22,50 euros). Cela explique l’abondance de textes depuis des lustres sur le jus ad bellum (le droit à la guerre), le jus in bello (le droit dans la guerre) et sur la « guerre juste ».

Cette notion est évoquée déjà par Cicéron puis précisée dans sa dimension morale par saint Augustin, et au Moyen Age par saint Thomas d’Aquin, qui a fixé les grands principes d’une telle guerre : une cause juste, une intention droite, une autorité légitime et des moyens proportionnés. Au XVIIe siècle, des juristes tels le Hollandais Grotius laïcisent cette conception qui entre alors dans le droit public européen en même temps que les traités de Westphalie (1648) posent les bases du système moderne des relations internationales, fondé sur la souveraineté interne et externe des Etats.

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Pour l’Ukraine, « ne pas céder »

A Washington comme à Paris, on réfléchit déjà à l’après, même si tout compromis négocié en l’état serait aux yeux de Kiev une prime à l’agresseur.

« Face à la guerre impériale conduite par Poutine, l’objectif de l’Ukraine est existentiel. Il s’agit de ne pas céder, de recouvrer l’intégralité de son territoire et d’obtenir des garanties de sécurité pour ne pas être agressée à nouveau », explique Thomas Gomart.

Ce dernier point est crucial. L’Ukraine pourrait être intégrée dans l’OTAN ou bénéficier de garanties de sécurité équivalente par des accords bilatéraux, notamment avec Washington.

Tout aussi complexes seraient les questions territoriales : l’Ukraine, au nom du droit et de la morale, devrait recouvrer ses frontières de 2014, y compris de jure la Crimée, même si l’on peut imaginer une négociation spéciale pour cette péninsule. « Il faudra que chaque camp accepte, le moment venu, de prendre en compte les intérêts légitimes de l’autre pour espérer obtenir une paix juste et durable : juste en demandant à la Russie d’accepter l’intégrité territoriale entière de l’Ukraine, durable en trouvant les moyens de répondre aux préoccupations russes pour la sécurité de leur pays », explique Pierre Vimont, vieux routier des discussions avec le Kremlin.

« L’impasse actuelle tient aussi à la définition de ce qu’est la diplomatie selon les Russes et les Occidentaux. Pour ces derniers, elle est conçue comme accompagnant une suspension des combats, voire un cessez-le-feu, alors que pour les Russes elle est un outil qui accompagne la guerre en poursuivant les mêmes buts », souligne Thomas Gomart, qui craint que le conflit s’inscrive dans la durée et s’achève « par une paix armée au terme d’une longue guerre d’attrition, c’est-à-dire un arrêt des combats par épuisement » des belligérants.

La ligne de cessez-le-feu deviendrait une frontière de fait, comme aujourd’hui entre les deux Corées toujours officiellement en guerre, soixante-dix ans après la fin du conflit.

 

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