Publié le 28/02/2023
Voiture électrique en train de se recharger

Patrick LENAIN

La loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA) provoque de fortes tensions transatlantiques depuis sa signature par Joe Biden en août 2022. La Maison Blanche vise à rompre avec la surconsommation d’énergies fossiles et à passer aux « énergies propres » – changement que les Européens ont longtemps appelé de leurs vœux. Elle n’hésite pas pour cela à offrir des baisses d’impôts massives sur dix ans et à introduire des mesures contraires aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). 

L’Europe y voit une tentative protectionniste pour attirer l’industrie verte – en plein essor – sur son territoire, au détriment de ses partenaires commerciaux. Les visites à Washington d’Emmanuel Macron, de Bruno Le Maire et de son homologue allemand Robert Habeck, ainsi que du Commissaire européen Thierry Breton, n’ont pas changé la donne jusqu’à présent. Pour répondre à l’IRA, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé début février 2023 un grand « Pacte vert » pour relancer la compétitivité de l’industrie neutre en carbone. La stratégie européenne a peu en commun avec l’IRA américaine : pas de baisses d’impôts massives mais au contraire des taxes sur le carbone ; pas de protectionnisme mais une forte adhésion au libre-échange. Les deux stratégies sont donc radicalement différentes. Les incompréhensions transatlantiques et les tensions diplomatiques risquent ainsi de perdurer.

 

Décarboner le mix énergétique américain

Selon la revue statistique de l’énergie mondiale publiée par la société britannique BP, les États-Unis émettent presque deux fois plus de dioxyde de carbone que l’Union européenne. Principale responsable des émissions, la production d’électricité provient essentiellement de centrales fonctionnant au charbon (22 % du mix) et au gaz naturel (38 %). Les énergies renouvelables restent minoritaires (13 %).

Avec l’IRA, les États-Unis prennent enfin des décisions significatives pour décarboner l’électricité, en offrant des subventions aux énergies renouvelables. Des aides publiques à hauteur de 30 milliards de dollars seront en effet accordées aux parcs éoliens et aux panneaux photovoltaïques. Le stockage d’énergie – indispensable pour la stabilité du réseau électrique – sera aidé, ainsi que l’hydrogène vert. Des subventions sont aussi prévues pour prolonger la durée de vie des 93 réacteurs nucléaires installés sur le sol américain et pour innover dans des nouvelles technologies nucléaires. Le pari de l’IRA est que ces subventions permettront de décarboner totalement l’électricité américaine à l’horizon 2035.

 

Véhicules électriques

La deuxième source d’émissions est le secteur des transports, notamment les voitures particulières. Malgré le succès de Tesla, les véhicules électriques restent confinés au haut de gamme aux États-Unis et seulement 4,6 % des voitures neuves ont un moteur électrique. La Chine a connu un démarrage en trombe, les véhicules électriques y représentent désormais 22 % des immatriculations. L’Union européenne voit aussi une croissance rapide des véhicules électriques, avec 12,1 % des ventes.

L’IRA donne un coup d’accélérateur. Une réduction d’impôt allant jusque 7 500 dollars sera accordée pour l’achat de véhicules électriques neufs. Des bornes de recharge en grand nombre – indispensables pour inciter les automobilistes à faire ce saut – obtiendront une réduction d’impôt lors de leur installation. Ceci s’ajoute aux mesures de la loi sur les infrastructures (Infrastructure Act de novembre 2021) pour installer des bornes de recharge tous les 80 km le long des autoroutes. L’objectif est que les véhicules électriques représentent la moitié des immatriculations de voitures neuves en 2030.

 

Buy American Act

Mais l’ambition n’est pas seulement climatique. L’objectif est aussi d’attirer l’industrie des technologies vertes sur le sol américain avec des aides publiques massives. Les États-Unis sont en effet très en retard : ils représentent seulement 10 % de la production mondiale des véhicules électriques et la plupart des batteries viennent de Chine.

L’IRA réserve donc les réductions d’impôt aux équipements ayant un contenu local minimum, avec des règles variant selon les produits. Ainsi, seuls les véhicules assemblés en Amérique du Nord (Mexique, États-Unis, Canada) sont éligibles à la réduction d’impôt, pénalisant dès lors les voitures fabriquées en Europe et en Asie. Les véhicules subventionnés par l’IRA doivent aussi être équipés de batteries fabriquées à partir de composants extraits ou transformés aux États-Unis ou dans des pays avec lequel les États-Unis ont un accord de libre-échange, ce qui inclut la Corée du Sud mais exclut l’Europe. Par ailleurs, un contenu local minimum de 55 % sera exigé à partir de juillet 2024 pour les bornes de recharge électrique recevant des subventions. Des conditions similaires sont imposées pour les éoliennes et les panneaux solaires : leur acier et leur aluminium doivent obligatoirement avoir été produits aux États-Unis, et un contenu local minimum de 40 % est exigé pour les autres composants pour bénéficier à plein des crédits d’impôt.

Le signal envoyé aux industriels est qu’il faut produire sur le sol américain avec une main-d’œuvre américaine. D’ores et déjà, de nombreux projets privés se montent au Texas, en Californie, et dans le Midwest pour profiter des financements de l’IRA – pour certains après avoir abandonné des investissements en Europe.

Promouvoir le made in USA n’est pas nouveau. Ce principe date du Buy American Act signé par le Président républicain Herbert Hoover en 1933, alors que l’économie américaine était en pleine récession. Cette loi oblige le gouvernement fédéral à acheter des biens produits sur le sol américain. Des dérogations ont été octroyées à partir des années 1980, mais rien ne change en pratique : seulement 5 % des biens et services achetés par le gouvernement américain proviennent de l’étranger.

Un nouvel élan a été donné au protectionnisme par Donald Trump à partir de 2017 et Joe Biden continue sur cette lancée en exigeant que les infrastructures publiques soient construites exclusivement avec des matériaux venant des États-Unis. L’IRA poursuit cette logique. La loi va au-delà des achats publics et interdit que les réductions d’impôts bénéficient aux importations. Or, utiliser le code des impôts de cette façon est explicitement interdit par l’OMC. La Commission européenne pourrait donc déposer une plainte auprès de cette organisation, mais les chances de succès sont modestes en raison des dysfonctionnements actuels de cette institution.

Au-delà des aspects juridiques, c’est aussi un pari risqué sur le plan économique. Pour réussir, la transition climatique requiert d’offrir des énergies renouvelables à un prix abordable pour tous. Se fermer aux importations risque de freiner la concurrence, d’empêcher les économies d’échelle permises par les chaines de production mondialisées, et d’entraver la baisse des prix. D’ores et déjà, la mondialisation a permis une chute spectaculaire du prix de vente des panneaux photovoltaïques. Selon une étude de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), 40 % de cette baisse provient des économies d’échelles permises par la mondialisation. Faire revenir l’industrie sur le sol américain aurait, certes, l’avantage de renforcer la sécurité du pays dans un environnement géopolitique instable, mais les consommateurs américains – publics et privés – risquent d’acheter leurs produits plus chers.

 

Un « Pacte vert » en Europe

Contrairement aux États-Unis, l’Union européenne parie sur la tarification du carbone pour faire baisser rapidement ses émissions. Le plan Fit for 55 de juillet 2021 prévoit une hausse de la taxation de l’énergie, l’extension du marché des quotas d’émission au transport routier, au bâtiment, au transport maritime et à l’aviation, et un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. De plus, les ventes de voitures thermiques seront interdites à partir de 2035 et celles des camions à partir de 2040. Reconnaissant l’impact de la hausse des prix pour les plus démunis, le plan européen prévoit un fonds social.

Par ailleurs, les pays européens se montrent réticents à mettre en place des mesures protectionnistes. Cela vaut pour la France, qui aide les achats de véhicules électriques quel que soit leur pays d’origine. Le bonus écologique et la prime à la conversion sont accordés même pour une Tesla fabriquée aux États-Unis ou une voiture fabriquée en Chine. Ainsi, une Dacia Spring Essential importée de Chine revient à moins de 10 000 euros après déduction du bonus écologique – pas étonnant que ce soit la voiture électrique la plus vendue en France ! Le Parlement français avait débattu en décembre dernier l’interdiction des aides aux véhicules produits hors d’Europe, pour finalement y renoncer.

Cette préférence pour le libre-échange a valu à l’Union européenne d’être accusée de naïveté. La Chine concentre d’ores et déjà des pans entiers de l’industrie verte : 90 % des composants indispensables pour les panneaux photovoltaïques et 80 % des batteries pour les véhicules électriques proviennent de Chine. En dépit de ces accusations, la nouvelle feuille de route de la Commission européenne annoncée le 1er février 2023 – le plan industriel pour le Pacte vert – confirme l’attachement aux principes d’ouverture au commerce international. La Commission réaffirme son intention de négocier des accords de libre-échange – notamment avec l’Inde –, de respecter les règles de l’OMC, de maintenir des marchés concurrentiels et d’approfondir le marché intérieur.

Adopter l’approche américaine avec un « IRA européen » impliquerait une libéralisation des aides publiques nationales, ce que 11 pays dont le Danemark et les Pays-Bas ont d’ores et déjà rejeté. En effet, cela risquerait de déclencher une « guerre des aides publiques » entre États membres, ce qui endommagerait profondément le marché intérieur. La Commission a déjà assoupli ses règles lors de la crise du Covid-19 puis avec la guerre en Ukraine. Elle encourage à utiliser davantage les instruments assertifs de politique commerciale tels que l’instrument anti-subvention ou l’instrument relatif aux marchés publics. Aller au-delà de ces assouplissements est peu probable.

La seule similarité entre l’approche européenne et l’IRA est l’ampleur des financements disponibles : 250 milliards d’euros du REPowerEU, initialement prévus pour se détourner des hydrocarbures russes seront réaffectés, ainsi que 225 milliards restant dans le plan de relance et de résilience adopté pendant la crise du Covid-19. L’Allemagne dispose aussi de son fonds « Climat et Transformation » doté de 180 milliards d’euros. La France, quant à elle, peut s’appuyer sur plusieurs instruments financiers comme le Fonds Vert, le Prêt Action Climat, le Fonds Décarbonation et le Fonds Chaleur.

Le pari fait par l’Europe est que ces financements, conjointement au dynamisme des marchés concurrentiels et d’une économie ouverte, feront prospérer les industries vertes implantées sur son sol. Ce pari est raisonnable si l’on en juge par le succès observé au Danemark, déjà champion dans l’éolien maritime, ou la forte progression des véhicules électriques européens – tels que Volkswagen, Mercedes-Benz, BMW et Renault. Le Financial Times annonçait aussi début février que des constructeurs américains de véhicules (tels que Ford) et des fabricants chinois de batteries ont l’intention d’investir en Europe.

Les modèles choisis des deux côtés de l’Atlantique sont donc bien différents. Chacune des deux grandes puissances fait le pari que sa stratégie sera payante. Cependant, il est rare dans l’histoire que deux politiques économiques diamétralement opposées soient toutes les deux couronnées de succès.

L’avenir dira donc qui avait raison… ou qui sera le premier à changer d’avis.