Publié le 25/04/2008

Raphaël GUTMANN

En organisant le premier sommet du Forum Inde-Afrique du 8 au 9 avril 2008, New Delhi a voulu envoyer un signal fort à la communauté internationale : montrer que l'Inde a les moyens, et surtout la volonté, de devenir un acteur économique et commercial majeur sur le continent noir.

L'ambition indienne repose sur la convergence des intérêts des deux parties. L'offensive diplomatique de New Delhi vise à lui assurer l'accès aux matières premières africaines (essentiellement du pétrole et des ressources minérales) nécessaires pour soutenir sa forte croissance économique. Elle prétend aussi mobiliser les pays de la région en sa faveur pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU).

De plus, les gouvernements africains peuvent considérer qu'un poids accru de l'Inde dans la région leur serait bénéfique. Une présence renforcée de ce pays permettrait de diversifier et de remettre profondément en cause les relations instaurées par leurs partenaires traditionnels. Longtemps perçue comme la chasse gardée des anciennes métropoles, l'Afrique s'est ouverte ces dernières années aux puissances émergentes que sont la Chine ou l'Inde. L'Asie est ainsi devenue son troisième partenaire commercial (27 %), derrière l'Europe (32 %) et les États-Unis (29 %) [1].

La dimension stratégique de l'Afrique de l'Est est, en particulier, évidente pour New Delhi. Cette région fait partie de son " étranger proche ", où elle se doit d'investir pour ne pas laisser le champ libre à sa rivale chinoise qui y est déjà très présente. Dans ce contexte, elle peut s'appuyer sur une histoire commune aux deux rives de l'océan Indien.

 

Un lien complexe et séculaire : la diaspora indienne en Afrique

Les échanges entre l'Inde et la côte orientale de l'Afrique sont anciens, mais il faut attendre la domination britannique sur cette région, au XIXe siècle, pour que la diaspora indienne, souvent originaire du Gujarat ou du Punjab, s'installe en nombre en Afrique de l'Est (Kenya, Tanzanie, Ouganda, etc.) et en Afrique du Sud. Dans ce pays où résident actuellement plus d'un million de citoyens d'origine indienne, le Mahatma Gandhi a d'ailleurs passé une vingtaine d'années cruciales pour l'élaboration de son combat politique.

Toutefois, cette diaspora ne semble pas s'intégrer pleinement aux sociétés décolonisées. De par son endogamie, son statut d'intermédiaire dans la hiérarchie coloniale et son rôle dans le commerce et la banque, elle continue à être ressentie comme une communauté étrangère au sein des nouveaux États.

L'existence de cette diaspora est donc maniée avec une grande prudence par New Delhi. L'Inde peut évidemment tirer profit de ces réseaux commerciaux et financiers, mais elle cherche aussi à s'en démarquer dans certaines circonstances. Ce fut le cas en 1972 avec l'expulsion de plusieurs dizaines de milliers d'Indiens par le général Idi Amin Dada en Ouganda. Loin de son rôle de Bharat Mata, c'est-à-dire de " mère patrie " défendant ses enfants exilés, New Delhi continua à entretenir des relations cordiales avec cet État.

 

Une conjoncture internationale favorable : émancipation africaine et coopération Sud-Sud

En tant qu'un des principaux acteurs du mouvement des non-alignés pendant la guerre froide, l'Inde a certes exprimé son soutien aux mouvements de libération nationale africains, mais sans parvenir à se réserver une zone d'influence régionale.

Toutefois, le début des années 1990, marqué par l'éclatement du bloc socialiste et la perte d'influence graduelle des puissances occidentales en Afrique, ouvre des brèches dans lesquelles des pays comme l'Inde tentent de se glisser. Le fiasco américain en Somalie en 1993 ou la mauvaise gestion française de la guerre civile rwandaise l'année suivante sont symptomatiques de la crise des modèles de partenariat entre l'Occident et les États africains, à l'instar du long déclin de la " Françafrique ".

En outre, l'ingérence des anciennes métropoles dans ces pays est de plus en plus mal vécue. Pour échapper à leurs pressions en matière de droits de l'homme ou de corruption, les États africains recherchent alors des partenaires moins regardants sur ces questions. C'est en particulier le cas du Zimbabwe et du Soudan, deux pays ostracisés par l'Occident, qui peuvent se tourner vers les nouvelles puissances émergentes.

L'engagement indien en Afrique bénéficie également d'une légitimité théorique offerte par l'ONU : la coopération Sud-Sud [2]. Selon ses partisans, cette forme de partenariat entre pays du même hémisphère serait, par nature, plus juste et équilibrée que la coopération Nord-Sud héritée de la colonisation. À titre d'exemple, on peut citer l'initiative Inde-Brésil-Afrique du Sud (IBAS) soutenue par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Ce rapprochement se fait entre trois puissances émergentes qui sont en quête de reconnaissance internationale, comme le prouve l'ambition partagée d'obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Encouragée par le concept de coopération Sud-Sud et la relative émancipation africaine, l'Inde développe donc ses ambitions sur le continent noir.

 

L'Afrique, enjeu de rivalités avec la Chine ?

La tenue du sommet Inde-Afrique expose New Delhi à une comparaison naturelle avec Pékin, étant donné l'accroissement de la présence chinoise sur le continent noir depuis la fin des années 1990. Les deux géants asiatiques conçoivent-ils, en outre, l'Afrique comme un terrain pour se jauger et se défier ? Cette hypothèse a été, officiellement, rejetée par le Premier ministre Manmohan Singh à l'occasion du sommet d'avril [3].

Cependant, la question ne peut pas être ignorée. Le premier sommet du Forum Inde-Afrique fait évidemment écho au Forum sur la coopération entre la Chine et l'Afrique qui, en 2006, en était déjà à sa troisième édition. Or, s'il y a comparaison, elle est loin d'être favorable à New Delhi : les échanges commerciaux avec l'Afrique sont en forte augmentation, passant du milliard de dollars en 1991 à 30 milliards en 2007 ; mais ce chiffre reste bien en dessous des 55 milliards de dollars accumulés, la même année, par le commerce sino-africain.

Le décalage persiste aussi en terme de participation aux sommets : alors que celui de New Delhi n'a attiré que 14 délégations africaines, Pékin recevait en 2006 des chefs d'État et de gouvernement issus de plus de cinquante pays [4]. Face à une Chine qui est devenue le troisième partenaire commercial de l'Afrique après les États-Unis et la France, le poids de l'Inde sur le continent semble encore très limité.

Ce retard sur la Chine s'expliquerait par une approche différente de l'Inde par rapport au continent noir. New Delhi serait partisan d'une coopération impulsée davantage par le secteur privé et moins contrôlée par l'État. Sa stratégie se concentrerait sur le renforcement des capacités et des ressources humaines sur place, ainsi que sur le transfert de technologies intermédiaires et sur l'aide à l'agriculture et aux industries connexes. Cette attitude permettrait à l'Afrique de devenir à terme un fournisseur compétitif de biens et de services pour le marché indien. New Delhi proposerait donc un contre-modèle à la coopération chinoise, plus durable et respectueux des spécificités et attentes de l'Afrique en matière de développement.

Pourtant, malgré des efforts pour distinguer le modèle de coopération chinois de celui proposé par l'Inde, les deux stratégies peuvent être la cible de critiques similaires.

 

Le dilemme indien : idéalisme discret ou Realpolitik assumée

Les succès chinois en Afrique s'accompagnent en effet de différents problèmes. Sous couvert de non-ingérence dans les affaires internes des États, Pékin associe son partenariat au principe de non-conditionnalité, tant politique qu'économique. La contestation internationale contre l'organisation des jeux olympiques de 2008 a ainsi eu comme premier cheval de bataille la question du Darfour - Pékin jouant de son droit de veto pour protéger son allié soudanais au Conseil de sécurité de l'ONU. D'autres maux sont aussi évoqués comme l'exportation de sa main-d'œuvre sur les chantiers africains, l'absence de mécanismes de contrôle de la corruption, ainsi que les risques de catastrophes écologiques liés à l'exploitation des ressources locales. Pour toutes ces raisons, Pékin est de plus en plus perçu comme une nouvelle puissance colonialiste en Afrique.

Le spectre du néo-impérialisme plane-t-il aussi sur la politique africaine de l'Inde ? Pour l'ancien président de la Banque mondiale, Paul Wolfowitz, la réponse est affirmative. En octobre 2006, il l'accusait, au même titre que la Chine, de coopérer avec des régimes corrompus et dictatoriaux en Afrique. Il allait jusqu'à comparer l'attitude de New Delhi au soutien et à la complaisance des capitales occidentales en faveur du régime de Mobutu au Zaïre. Or, une telle critique s'attaque directement à la représentation que l'Inde a d'elle-même, puisqu'elle présente la " plus grande démocratie du monde " - héritière de Gandhi et de la lutte contre la colonisation - comme un État prédateur et opportuniste.

Le cas du Soudan est, sans doute, le plus révélateur de la nouvelle Realpolitik indienne. Les accords commerciaux et de coopération entre les deux gouvernements se sont multipliés depuis que Khartoum a été mis au ban des nations par l'Occident. En échange de son pétrole, le Soudan obtient l'aide de New Delhi dans le domaine des infrastructures, de l'agriculture, de l'électricité ou des télécommunications [5]. Le commerce bilatéral est ainsi en plein essor, puisqu'il est passé de 63 millions de dollars en 1998 à presque 600 millions en 2006. L'Inde exploite, d'ailleurs, cette position privilégiée : en 2007, elle devance même Pékin en devenant le premier pays asiatique à ouvrir un consulat général à Juba, la capitale du Sud-Soudan. New Delhi cherche donc à s'implanter profondément dans un pays que la Chine aimerait considérer comme un partenaire exclusif.

Dans ce contexte, on peut se demander si l'Inde fera l'objet des critiques de l'Occident, comme c'est déjà le cas pour la Chine en raison de son partenariat avec les États parias de l'Afrique. Force est de constater que pour le moment, Pékin - concurrent direct des États-Unis et de la France en Afrique - sert en quelque sorte de paratonnerre qui protège l'Inde de l'attention de Washington, Londres ou Paris. Par ailleurs, l'absence des plus hauts dignitaires soudanais au sommet de New Delhi s'explique peut-être aussi par cette volonté de discrétion.

Toutefois, si l'Inde parvient à tenir le pari de s'imposer comme un partenaire incontournable de l'Afrique, elle devra assumer pleinement son pragmatisme sur la scène internationale et abandonner son image traditionnelle de puissance idéaliste et discrète. Elle risquera alors d'être confrontée à un paradoxe que les grandes puissances occidentales connaissent depuis longtemps : l'alliance assumée entre démocratie et régime autoritaire.

 

Raphaël Gutmann est assistant de recherche au programme Inde et Asie du Sud.


[1] Voir Harry G. Broadman, Africa's Silk Road: China and India's New Economic Frontier, Washington D.C., The World Bank, 2007.

[2] L'agence chargée de cette question est l'Unité spéciale pour la coopération Sud-Sud du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

[3] Manmohan Singh, 'Joint Press Conference following the conclusion of first India-Africa Forum Summit,' 9th April 2008, New Delhi,

[4] New Delhi justifie le nombre limité de participants africains par le fait que le sommet s'adresse exclusivement aux présidents des communautés transnationales du continent : Union africaine, Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest, Communauté est-africaine, Marché commun d'Afrique orientale et australe, etc.

[5] www.indembsdn.com/eng/india_sdn_partners.html