Publié le 08/03/2009

Dominique DAVID

Aujourd'hui, il n’est guère aisé de répondre simplement à la question : à quoi sert l’Alliance ?

Les bases du débat sur les rapports France/Alliance jetées dans les années 1990 et au début de ce siècle, ont plus été confirmées qu’affectées par les développements récents. Plus que jamais, l’Alliance atlantique paraît aujourd’hui à la fois inévitable et insaisissable, tandis que la cristallisation de l’Europe de la défense semble lente et indéfinissable.

Inévitable, l’Alliance l’est parce que sur un continent plus pacifié qu’avant-hier mais encore largement anarchique, elle représente le pôle de référence, la seule concentration militaire immédiatement opérationnelle, et la plate-forme évidente du débat de sécurité avec les États-Unis –à tel point que les Russes eux-mêmes peuvent affecter de se scandaliser quand les décisions de déploiement des systèmes antimissiles en Europe sont prises hors Alliance… À cet égard, on peut juger que cette dernière a réussi un remarquable come back depuis l’orée des années 1990, où sa légitimité était, ouvertement ou entre les lignes, remise en cause.

Pour inévitable qu’elle paraisse dans les débats diplomatiques et militaires, cette Alliance n’en est pas moins insaisissable. Aux yeux de Washington, Moscou, Paris, Berlin, Varsovie, elle revêt aujourd’hui des sens fort différents. En diplomatie, la multiplicité des sens peut faire la richesse des accords; mais au-delà d’une certaine limite, la richesse tourne en cacophonie et en impuissance. Pour Washington, l’Alliance est désormais, très explicitement –au moins depuis Bill Clinton et le Kosovo–, un réservoir de forces, où l’on vient puiser en tant que de besoin soutien politique (Irak) ou militaire (Afghanistan). Avec l’intérêt supplémentaire d’être un vecteur de puissance, de contrôle ou de division d’alliés européens plus ou moins confiants, plus ou moins rétifs. Pour Moscou, l’Alliance est un Janus: on a pu hier l’imaginer comme cadre du débat singulier américano-russe, mais elle affiche un autre visage, trop classique, celui de paravent de l’expansion américaine sur le continent[1]. Pour Berlin, l’Alliance incarne une bonne part du malaise allemand: l’impuissance, en dépit des tentations, à dépasser l’ancrage atlantique. Pour Varsovie, elle symbolise le retour à l’Occident et une garantie de défense contre des entreprises russes largement fantasmatiques mais toujours essentielles à la mémoire nationale. Pour Paris, l’étrange animal atlantique est nécessaire à la manifestation militaire collective des Occidentaux, mais il exprime aussi (traditionnellement) une unité politique sous domination américaine, dans le contexte d’intérêts qui ne sont plus toujours identiques entre Européens et Américains.

Dans une telle cacophonie (naturelle) d’analyses et d’intérêts, et au-delà de l’affirmation d’une cohésion politique minimale, il n’est guère aisé de répondre simplement à la question: à quoi sert aujourd’hui l’Alliance? Elle n’a servi à rien dans le cas irakien. Elle peut certes aider à la gestion de crises, mais sur des créneaux limités, et pas seule. Elle sert en Afghanistan, pour faire la guerre –ce qu’elle peut seule faire en théorie. Mais ses perspectives y sont pour le moins incertaines. Et à vrai dire on ne sait pas bien si elle est allée à Kaboul pour servir l’Afghanistan, la défense des alliés, ou parce qu’elle avait enfin trouvé une opération légitimante, à sa mesure. Un autre exemple? Si la NATO Response Force (NRF) est l’objet de toutes les attentions ces dernières années, qui peut décrire précisément les circonstances et les modalités de son emploi? Gestion d'une crise? Défense commune sur le territoire des alliés de l’Alliance ? En quel format ? Suivant quels concepts, avec quels moyens et quelle articulation avec les troupes américaines.

Sans doute l’Alliance a-t-elle affermi ces dernières années une légitimité très questionnée, mais elle n’a guère clarifié sa position par rapport aux autres instances supposées coproduire de la sécurité au profit des Européens. Elle bénéficie pourtant des faiblesses persistantes de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Cette dernière a notablement avancé à l’échelle de l’histoire; mais non à celle des enjeux concrets de court terme. Les démonstrations techniques des diverses opérations de ces dernières années (dans les Balkans, en Afrique) constituent des acquis non négligeables, mais l’instrument technique lui-même garde ses faiblesses (défauts de capacités…), et surtout il n’est toujours pas encadré d’une volonté politique lisible. Une fois encore, les Européens démontrent que la logique «monnetiste» n’est pas universelle, qu’elle ne peut s’appliquer à tous les domaines, et que l’on peut très bien se retrouver à terme en Europe avec des procédures rôdées pour l’action, sans le déclencheur politique qui les rendrait utiles, ou utilisables. L’explication est ici pour partie budgétaire –la situation de crise qui s’installe sera-t-elle propice à une réévaluation des budgets de défense en particulier dans un sens de partage capacitaire européen, on peut en douter. Mais elle est aussi psychologique et politique: la rupture qui consisterait à penser une problématique de sécurité européenne de manière autonome par rapport aux cadres atlantiques c'est-à-dire américains n’est nullement actée par l’immense majorité des Européens.

La posture française –qui consiste à jouer sur les deux tableaux (Organisation du traité de l'Atlantique Nord [OTAN] et PESD) en les proclamant complémentaires, mais en suggérant que la PESD-de-gestion-de-crise ne peut constituer une fin en soi–, est donc vécue par nos partenaires comme ambiguë. Nous pensons qu’elle est la plus logique, et qu’elle nous avantage. Mais l’ambiguïté a ses limites. Il est toujours difficile, ou mal vu, de dire une chose et de sembler faire le contraire. Par exemple, proclamer que la légitimité de l’OTAN doit rester militaire, que l’Alliance est une coalition de défense militaire, et maintenir ses réticences sur la participation pleine et entière à ses organismes militaires...Les décisions de 2007Elles entendent officiellement résoudre cette dernière contradiction, et mettre en phase la France, qui aime à rappeler qu’elle demeure un des intervenants militaires majeurs dans le monde de la puissance, et l’Alliance, l’un des principaux cadres des interventions militaires de ces dernières années. Ces décisions ont été annoncées publiquement à plusieurs reprises[2], et devraient entrer en vigueur au printemps 2009 à l’occasion du 60e anniversaire de l’Alliance. Que va signifier pour Paris «reprendre toute sa place» dans la structure militaire de l’Alliance? Symboliquement sans doute le mouvement sera vu comme important: après tout, reprendre sa place signifie qu’on ne l’occupait pas, qu’une place était laissée vacante –ce que pourtant tous les gouvernants français précédents ont nié depuis 1966. Concrètement, le mouvement sera moins visible. Il s’agira de participer systématiquement au Comité militaire – où la France siège en réalité la plupart du temps, les opérations actuelles n’étant pas des opérations «de l’article 5». Et d’assurer une présence élargie dans les commandements intégrés, la structure militaire proprement dite: y multiplier le nombre des officiers français présents, et y obtenir des postes de responsabilité visible.

Les décisions du nouveau président français –annoncées très rapidement après son élection– ont jusqu’ici trouvé deux explications majeures. La première est le rapprochement français vis-à-vis de Washington. Il a d’abord été esquissé avec l’Administration Bush, et ne peut que se préciser avec Obama. Les États-Unis vont devoir faire appel à leurs alliés pour percer les impasses internationales où ils se sont enfermés ces dernières années; ils vont poser à leurs alliés des questions précises sur leur soutien: c’est le moment, jugent les responsables français, pour remettre en ordre le dispositif dans ses deux branches, européenne et atlantique. Il faut donc tenter de joindre un renforcement de la PESD et une restructuration interne de l’Alliance. Car la deuxième explication –en réalité la première dans l’ordre de la légitimité et de l’explication publiques–, c’est la nécessité de renforcer la PESD, ce qui est censé n’être possible qu’en clarifiant la position française vis-à-vis de l’Alliance, et en affirmant par-là même aux alliés européens que la PESD n’entend pas se développer pas en concurrence avec cette dernière.

À vrai dire, le renforcement de la PESD semble avoir dans le raisonnement une place plus ambivalente, à la fois objectif et condition du mouvement français. L’argument semble d’ailleurs quelque peu s’affadir avec le temps, dans les explications publiques. Officiellement pourtant, Paris s’engage dans ce rapprochement pour reconfigurer le dispositif de sécurité européen, et donc renforcer une action européenne considérée comme essentielle; mais Paris conditionne son mouvement aux progrès réalisés dans le cadre de cette PESD. Sans qu’on comprenne bien si les deux mouvements seront simultanés, ou successifs. Renforcer la PESD est certes un objectif de long terme de tous les dirigeants français. Mais au vu des résultats de la présidence française du Conseil européen en 2008, on peut douter que cela soit possible, à court terme, de manière décisive. Les mesures prises durant cette présidence sont intéressantes, mais relèvent encore de l’ordre technico-institutionnel. Les problèmes centraux progressent peu : renforcements capacitaires, unification des programmes d’armements et de la structure même des armées importantes pour la projection de forces, et surtout disposition politique à user des maigres capacités européennes[3]. On relèvera également que les divisions européennes crûment éclairées par la crise russo-géorgienne en dépit d’un élégant habillage, augurent mal de la capacité des Européens à se doter d’une défense commune, ou même seulement de l’instrument militaire d’une diplomatie commune.

Les décisions françaises de rapprochement vis-à-vis de l’Alliance résonnent donc largement comme un pari, dont les termes sont mal connus, et difficilement évaluables. Et ce n’est pas le débat public qui a pu les éclairer. La négociation internationale qui devrait précéder leur entrée en vigueur, et d’abord dans le cadre atlantique, n’est pas publique. Elles n’ont pas été discutées en France, où les questions de politique étrangère sont à la fois fort importantes pour l’ego national et largement ignorées du Parlement : le Congrès des États-Unis ou les Communes britanniques ont bénéficié d’annonces à peine faites au Parlement français. Et les grands partis français sont divisés sur le sujet. C’est le cas d’une UMP composite, tiraillée entre nostalgie gaulliste et mirage atlantique. C’est le cas au Parti socialiste, qui gère à la petite semaine le double héritage –néo-gaulliste ou atlantiste, selon les temps–, de François Mitterrand. Le débat parlementaire de mars 2009 n’équivaut pas à un débat de fond permettant aux députés de se déterminer clairement, puisque selon les bonnes méthodes de la Ve République, il doit se terminer non par un vote sur le sujet, mais par un vote sur le renversement du gouvernement, où seules seront décomptées les voix favorables à ce renversement.

Quant à l’appareil militaire français, il a peu pesé comme tel dans la décision. Il est lui-même l’objet de tentations contradictoires, selon les armées, ou les générations. Les armées «techniciennes» que sont l’armée de l’Air et la Marine s’accommodent bien d’une perspective qui pour elles n’est pas un «retour» mais la confirmation de pratiques quotidiennes. Dans l’armée de Terre, l’effet générationnel fait sans doute que les plus jeunes des officiers, qui ont beaucoup agi ces dernières années avec leurs alliés en opérations extérieures, considèrent ce rapprochement comme logique, leurs anciens se souvenant davantage des efforts déployés pour refonder l’autonomie militaire nationale. Et pour beaucoup, le retour dans le système militaire de l’Alliance ouvre des perspectives de carrière qui ne peuvent être négligées… Un jeu d’images, ou d’illusions ? En s’essayant à modifier l’image de la réalité avant de s’assurer d’avoir prise sur cette dernière, Paris cherche sans doute l’effet d’optique susceptible de débloquer une situation complexe. Si la France en arrivait à être vue comme le fils prodigue de l’Alliance, alors elle pourrait rêver qu’on sacrifie pour elle le veau gras, et donc d’engranger un regain d’influence à la fois dans l’Alliance et en Europe. On peut pourtant se demander si la situation actuelle promet de plus grands succès qu’en 2005, pour une manœuvre sur le fond assez semblable.

La situation internationale est certes différente: l’Alliance est confortée, le spectre des menaces s’est modifié depuis 2001, l’OTAN intervient en Afghanistan, et l’Union européenne (UE) se manifeste vaille que vaille à travers une PESD à éclipses. Le gain d’influence dans l’Alliance pourrait pourtant être problématique. Il dépend en effet soit du choix des États-Unis de privilégier la puissance française, soit du choix de certains alliés européens d’ériger la France en interprète de leur position commune, soit du poids renouvelé de la France dans l’ensemble du dispositif de sécurité euro-atlantique, soit enfin d’une situation qui, objectivement, valoriserait les cartes françaises.

On ne voit pas à quoi correspondrait stratégiquement pour l’Amérique l’élection d’un partenaire privilégié français, au-delà des retrouvailles de ces derniers mois et de rapprochements ad hoc dans les prochains. Les positions des alliés européens sont beaucoup trop composites pour qu’elles puissent être interprétées par la France vis-à-vis de Washington, même si, ici ou là, quelques capitales pourraient voir avantage à se dissimuler, dans le débat interne à l’Alliance, sous un paravent français. Mais à titre général la prétention française à représenter l’Europe dans l’Alliance a toujours été fort mal vue de nos alliés. Et puis, sur les positions que nous avons, nous ne pourrions « représenter » paradoxalement que certains des Européens les plus traditionnellement « atlantistes » –Grande-Bretagne, Pays-Bas…–: ont-ils vraiment besoin de nous? Quant à notre poids propre dans l’Alliance, pourrait-il évoluer rapidement jusqu’à nous donner une nouvelle assise? C’est peu probable dans l’avenir proche : l’appareil militaire français fonctionne, on le sait, en flux tendus, et exclut ainsi tout renforcement décisif des moyens déployés dans le cadre de l’Alliance, ou même hors de ce cadre.

Demeure donc une hypothèse: Paris pense que son retour lui permettrait de peser plus fortement dans un processus qui en est à ses premières étapes : la redéfinition du concept stratégique de l’Alliance, et au-delà une réforme profonde de l’Alliance elle-même. Nombre de voix s’élèvent en effet pour demander que la relecture du concept stratégique de 1999 soit l’occasion, ou le prélude, d’une révision en profondeur des engagements et des modes de fonctionnement de l’Alliance atlantique: définition géographique de la couverture, adaptation des commandements, redéfinition des fonctions, etc. Mais pour l’heure, rien ne garantit que le débat aura vraiment lieu, au-delà d’une adaptation minimale du concept stratégique –adaptation qui intervient régulièrement et se garde tout aussi régulièrement de toucher à l’essentiel des problèmes.
L’enjeu est donc aujourd’hui d’obtenir que le débat sur le concept stratégique ne soit pas bouclé à la va vite, qu’il donne vraiment lieu à des discussions qui n’ont pas sérieusement été ouvertes depuis 1988 sur la nature et le futur de l’alliance occidentale. Alors vient l’acte de foi : le rapprochement français donnera à Paris, dans cet hypothétique débat, un poids déterminant. Ce n’est nullement sûr; mais c’est imaginable –donc possible[4].

L’autre effet d’image recherché concerne le développement de la PESD. Il est vrai que les progrès réalisés depuis dix ans sont remarquables, mais aussi que le processus est très sous-dimensionné au regard des ambitions initiales. Ce qui pourrait le débloquer? Des évolutions budgétaires peu probables en temps de crise économique, ou des choix politiques neufs et décisifs, en rupture avec une frilosité jusqu’ici majoritaire. On peut penser qu’il n’y a aucune chance que de tels choix soient faits (qui en arriveraient à une définition parallèle et complémentaire, acceptée par tous, des rôles respectifs de l’OTAN et de l’UE) hors d’un débat fondamental sur l’avenir et le rôle de l’Alliance. Retour, donc, au problème précédent. Il est peu raisonnable de conditionner la négociation dans l’Alliance à une avancée de la PESD. Mais le dialogue dans l’Alliance pourrait-il déboucher à terme sur un renforcement de la PESD? Peut-être, mais de quelle PESD s’agirait-il alors? Sans doute pas de celle qui fut rêvée voici dix ans par Paris: combinaison de coopérations et de procédures générant une culture de sécurité commune aux Européens, susceptible de transcroître après-demain en défense commune.

Il demeure qu’en se ralliant la France, l’Alliance cherche à conforter son image de forum central et exclusif sur les questions de sécurité en Europe. Or, si elle est le lieu géométrique où se rencontrent les volontés des États membres, elle n’est pas seulement cela. Elle est une institution, qui sait jouer des déséquilibres et contradictions entre membres pour assurer sa pérennité. Le poids de la nécessité de survivre comme institution, au-delà de son rôle politique, explique en large part les évolutions baroquement empilées depuis près de deux décennies.

Sur le fond, les manœuvres françaises risquent de peu affecter une réalité triple. L’Alliance, pour s’être montrée remarquablement ductile à maintes reprises, ne s’est pas fondamentalement adaptée aux tâches de l’heure: les nouvelles formes d’agression pouvant relever de l’article 5, la gestion des crises et ses suites complexes, ou même les formes actuelles des interventions militaires extérieures, comme le montre l’expérience afghane. De plus, l’Alliance est divisée – et le sera d’autant plus qu’elle s’élargira. Ce n’est sans doute pas un problème pour le premier de ses membres, les États-Unis, qui ont acté cette division dans leur conception du «réservoir de forces». L’union sacrée ne pourrait revenir qu’avec la cristallisation d’une nouvelle menace fondamentale. Celle-ci n’est heureusement pas en vue, en dépit des craintes auto-attisées de certains pays du centre de l’Europe, et des tentatives artificielles d’ériger en menace à venir le Sud méditerranéen, ou l’Est chinois. Enfin troisième réalité, le retour de la France dans le système militaire ne changera guère la donne… militaire, puisqu’elle y est déjà, avec un poids à la fois bien réel et limité[5].Que faire de la singularité française ? On peut aussi imaginer ce que l’actuelle manœuvre pourrait faire perdre à la France, là aussi d’abord en termes d’image. La voix singulière de la diplomatie française, contestée et horripilante pour beaucoup de nos partenaires, risque de s’en trouver brouillée. Qu’on s’en réjouisse ou non, cette voix, insubmersible dans notre pratique depuis cinq décennies, est un identifiant fort du pays. Certes, tout peut évoluer, mais il vaut mieux choisir judicieusement l’objectif, et le moment. Les cartes aujourd’hui détenues permettront-elles de peser décisivement sur les débats ouverts, ou d’ouvrir les débats nécessaires ? Le premier «moment Obama» pourrait venir à la rescousse d’une manœuvre française qui l’a précédé. Mais il faudrait que la nouvelle Administration américaine honore ses promesses à la mesure de nos espérances: ce n’est pas acquis.

De plus, en ravalant quelque peu sa voix singulière, Paris se normalise, c'est-à-dire se positionne dans l’ensemble atlantique en compétition avec d’autres acteurs européens. Et il n’est pas sûr que sa détermination, et son poids militaire –incontestable mais une fois encore déjà présent dans l’Alliance– permettent de faire la différence. Enfin, on risque de s’apercevoir que pour exaspérante qu’elle parût souvent, cette voix française garantissait hors Europe une bonne partie de la crédibilité, de l’image, européennes. Le retour au droit commun atlantique de Paris pourrait avoir pour effet de déclasser une image d’autonomie européenne qui s’impose avec difficulté. Et s’il intervient, ce déclassement pourrait être plus rapide –effet d’image, toujours– que la réforme de l’Alliance susceptible de l’annuler: dans le meilleur des cas celle-ci sera le fruit d’un long processus, alors que l’effet d’image du «retour» de la France sera instantané.

Il est donc difficile de deviner l’issue, et les conséquences, de la manœuvre lancée par Nicolas Sarkozy très tôt après son élection à la présidence de la République. L’avenir de l’Alliance dépend à court terme de multiples paramètres, la position de la France vis-à-vis de la structure militaire de l’OTAN n’y figurant qu’à titre d’élément second: l’attitude de l’Administration Obama, la situation en Afghanistan, les négociations avec Moscou, les évolutions en Ukraine et dans le Caucase, etc. Il reste à espérer que les politiques –et d’abord les nouveaux responsables américains– choisissent d’insérer ces problèmes certes pressants dans un cadre plus général de réflexion sur une réforme fondamentale de l’Alliance, et que les Français puissent alors bénéficier d’un «moment» atlantique inédit, en même temps qu’ils l’accéléreraient.

Le pire n’est pas toujours sûr, dit le poète, et la «divine surprise» ne peut être exclue. Le sommet du 60e anniversaire pourrait-il être celui du renouveau? Faute d’une telle évolution qui s’apparenterait à une véritable rupture, les débats sur les relations avec un système militaire atlantique vieilli risquent de tourner une fois encore au jeu de dupes.

Une version augmentée de ce texte est à paraître dans la revue canadienne Etudes internationales.



[1] Sur les chaotiques relations Moscou-OTAN, voir J. Smith, 'La relation OTAN-Russie: moment de vérité ou déjà vu?', Politique étrangère, vol. 73, n° 4, hiver 2008.
[2] Voir en particulier N. Sarkozy, 'Allocution à l'occasion de l'ouverture de la XVe Conférence des ambassadeurs, Paris, Palais de l'Elysée, 27 août 2007; 'Discours devant le Congrès des Etats-Unis d'Amérique', 7 novembre 2007; 'Intervention lors du Sommet de l'OTAN', Bucarest, 3 avril 2008.
[3] Voir C. Grand, 'L'Europe de la Défense du sommet de Saint-Malo à la présidence française de l'Union européenne : la naissance d'un acteur stratégique', Questions d'Europe, n° 122, disponible sur Robert-schuman.eu. Plus largement, sur la PESD, on se reportera à J. Howorth, Security and Defense Policy in the European Union, New York, Palgrave MacMillan, 2007.
[4] Sur l'ensemble de ces débats, voir Y. Boyer, 'OTAN, UE et France: contre le conservatisme des apparences', 2050, n° 6, décembre 2007; F. Bozo, Alliance atlantique: la fin de l'exception française, Paris, Fondation pour l'innovation politique, 'Document de travail', 2008; D. David, 'France-OTAN: la dernière marche', Politique étrangère, vol. 73, n° 2, été 2008.
[5] D. David, op. cit. [4].