Publié le 16/02/2010

Isabelle SAINT-MEZARD

En annulant en décembre 2009 l'Ordonnance de Réconciliation Nationale, la Cour Suprême a mis en échec le Président du Pakistan. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir s'il peut survivre politiquement à cette décision.

L'Ordonnance de Réconciliation Nationale

Le 5 octobre 2007, le Président du Pakistan, le général Pervez Musharraf promulguait une ordonnance portant " Réconciliation Nationale" (National Reconciliation Ordinance connu sous le sigle NRO qui sera utilisé dans ce texte). La NRO autorisait le gouvernement fédéral et les gouvernements régionaux à mettre un terme aux procès en cours devant les tribunaux pour corruption, violences diverses et même assassinats dirigés contre des responsables et des militants politiques, des hommes d'affaires et des fonctionnaires après avoir fait vérifier par une commission que les accusations lancées contre eux résultaient d'" une victimisation politique ". Parmi les bénéficiaires de cette amnistie (8041 personnes dont 248 sont de hauts responsables politiques et des hauts fonctionnaires) se trouvaient les principaux dirigeants du Pakistan People's Party (PPP), en particulier Bénazir Bhutto, alors présidente du parti, son époux, M. Asif Ali Zardari, le président actuel du pays, et le proche entourage de ce dernier. Cette ordonnance résultait de négociations, menées pendant l'été 2007 et très vivement encouragées par les Américains, entre le général Musharraf et Bénazir Bhutto, alors en exil, pour permettre à cette dernière de rentrer au Pakistan et participer à sa vie politique dans le cadre d'un partage du pouvoir entre le général Musharraf et le PPP. Ce partage aurait permis une certaine légitimation démocratique du général président et une transition ordonnée vers un régime civil. D'ailleurs, cette " réconciliation nationale " était politiquement très orientée : n'en étaient bénéficiaires que les membres des partis alliés (ou susceptibles de le devenir) du Président Musharraf. Par contre en étaient exclus les membres de la Pakistan Muslim League (N) connu sous le sigle PLM (N), dirigé par l'ancien Premier Ministre Nawaz Sharif qui avait été chassé du pouvoir par le coup d'Etat du général Musharraf en octobre 1999.


Le combat du Président Zardari pour préserver la NRO.

L'assassinat de Bénazir Bhutto, le 27 décembre 2007, les succès électoraux du PPP et, derrière lui, du PML (N), lors des élections législatives de février 2008, la démission forcée du général Musharraf, le 18 août 2008 et l'élection de M. Asif Ali Zardari à la Présidence de la République Islamique du Pakistan, le 6 septembre 2008 changèrent la donne : Le compromis politique entre le Président Musharraf et le PPP n'avait plus de raison d'être, et rien ne s'opposait à ce que les deux principaux gagnants des élections de février 2008, le PPP et le PML (N), qui s'étaient beaucoup rapprochés pour former un gouvernement de coalition (déclaration de Murree, mars 2008) s'entendent sur le rétablissement de la Cour Suprême existant au 3 novembre 2007, date à laquelle le Président Musharraf, par un " ordre constitutionnel provisoire " (Provisionnal Constitutionnel Order ou PCO) avait sommairement destitué le Président de la Cour Suprême et la plupart de ses membres, ainsi que de nombreux juges des cours inférieurs, pour les remplacer par des juges à sa dévotion. Mais Asif Ali Zardari ne l'entendait pas ainsi, provoquant le retrait du PML (N) du gouvernement de coalition en août 2008. Il craignait, en effet, qu'une Cour indépendante remette en cause la légalité de la NRO que la plupart des juristes du pays considérait comme inconstitutionnelle. Bien que le Président de la République du Pakistan bénéficie, selon la Constitution, d'une immunité fonctionnelle pendant la durée de son mandat, l'annulation de la NRO comportait pour lui de grands risques politiques et peut-être personnels (M. Zardari a déjà passé plus de neuf ans en détention provisoire, alors que les tribunaux instruisaient les nombreuses accusations de corruption initiées contre lui) car elle le mettait à la merci d'une Cour Suprême de nouveau dirigée par le président Iftkhar Chaudhuri à la réputation d'indépendance bien établie (et connue pour son antipathie envers M. Zadari, d'ailleurs largement réciproque). Il a donc multiplié les manœuvres dilatoires pour maintenir en fonction la Cour existante dont la docilité politique ne faisait aucun doute.

Cependant une vague massive de protestations populaires a contraint M. Zardari à céder. " Le mouvement des juristes" organisé dès novembre 2007 pour imposer le retour de M. Chaudhuri lançait, début mars 2008, avec l'appui du PLM (N) passé à l'opposition, une " longue marche " qui devait se conclure à Islamabad le 16 mars 2008 par une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le Chef d'état-major de l'armée, le général Kayani, ayant signifié au Président que l'armée n'interviendrait pas pour rétablir l'ordre, celui-ci n'avait plus le choix. Dans la nuit du 15 au 16 mars, le Premier Ministre, M. Yousuf Raza Gilani, était contraint d'annoncer à la télévision que le gouvernement rétablissait la Cour Suprême telle qu'elle était composée avant le 3 novembre 2007 sous la présidence de M. Chaudhuri. C'était un échec majeur pour le président Zardari.

Dès lors, le compte à rebours pour l'annulation de la NRO était enclenché. Le premier acte politique important de la Cour Suprême rétablie a été de déclarer, le 31 juillet 2009, le " Provisionnal Constitutionnel Order " du 3 novembre 2007 " illégal et inconstitutionnel ". De ce fait, toutes les décisions prises par le Président Musharraf en vertu de cet " Ordre " étaient, sauf exceptions spécifiquement mentionnées dans l'arrêt de la Cour, invalidées, dont, bien sûr, le renvoi du président de la Cour Suprême et de tous les juges des différentes cours qui avaient refusé de prêter serment selon la formule prévue dans le PCO du 3 novembre. Ils étaient ainsi rétablis définitivement et tous leurs remplaçants provisoires, renvoyés dans leurs précédentes fonctions. Cependant, pour éviter une crise constitutionnelle et par respect des droits du Parlement, la Cour Suprême laissait un délai de trois mois au Parlement pour ratifier une série d'ordonnances prise par le Président Musharaff dont la NRO. Par ailleurs, la Cour ne contestait pas la légitimité des décisions politiques qui avaient permis la tenue des élections législatives de février 2008 et donc tous les actes subséquents du Parlement et du Gouvernement.

La balle était donc, maintenant, dans le camp du Parlement au sein duquel la coalition menée par le PPP dispose d'une large majorité. Le Gouvernement déposait donc devant le Parlement la NRO pour obtenir sa ratification parlementaire. De façon imprévue, les partis politiques alliés du PPP refusèrent cette ratification, extrêmement impopulaire. En effet, le débat sur la NRO avait fait ressortir, comme le craignait le Président, l'importance de la corruption au Pakistan, la presse détaillant les différentes affaires de corruption dans lesquels serait mêlé le Président, dont les commissions versées pour l'achat en France de sous-marins et ses comptes suisses. Toujours selon la presse, sa fortune se monterait à 1,8 milliards de dollars. Le gouvernement était donc contraint de retirer la demande de ratification.

L'affaire revenait devant la Cour Suprême qui avait été saisi de plusieurs plaintes contestant la constitutionnalité de la NRO. Le 16 décembre 2009, elle déclarait la NRO inconstitutionnelle. Toutes les procédures qui avaient été arrêtées en vertu de la NRO étaient relancées, sauf celles contre le président en vertu de son immunité comme Président du Pakistan. On a vu ainsi le ministre de la Défense être interdit de sortie du territoire alors qu'il se rendait en Chine et le ministre de l'Intérieur être contraint de paraître devant un tribunal sous peine d'"outrage à magistrat".

Les manœuvres dilatoires du Président avaient donc échoué. Comme le président Zardari était le principal bénéficiaire de la NRO, maintenant annulée, la classe politique du pays n'a plus aujourd'hui qu'une seule question en tête : le Président Zardari peut-il conserver son poste ?

 


Comment sortir de la crise ?

Au moment de la rédaction de ces lignes, une nouvelle crise vient d'éclater entre le Président Zardari et la Cour Suprême sur les nominations de juges. Elle rend encore plus confuse une situation qui l'était déjà beaucoup.

Les autorités politiques tiennent un double langage.

Le Premier Ministre ne cesse de répéter que le gouvernement respectera dans " sa lettre et dans son esprit" la décision de la Cour. Mais le Président dénonce de mystérieux " complots contre la démocratie " ourdis par " l'establishment ", entendre l'armée, les services secrets et la Cour Suprême qui seraient de mèche. On ne sait si cette différence de ton signale un désaccord réel entre le Premier Ministre et le Président ou un simple partage des rôles. Les tenants de la première interprétation soulignent que le Premier Ministre, qui n'a pas bénéficié de la NRO, tient à préserver son image consensuelle et pourrait être le grand gagnant de l'aggravation de la crise entre le Président et la Cour. Mais ceux qui soutiennent que leur différence apparente de positions est purement tactique font valoir que le gouvernement, sous l'autorité du Premier Ministre, s'emploie à peupler de fonctionnaires fidèles au PPP le National Accountability Bureau qui est chargé par la loi d'instruire les dossiers de corruption et éventuellement de les classer sans suite. De même, les Cours spéciales chargés de juger les délits de corruption sont laissées sans personnel et sans moyen afin de rendre particulièrement problématique la tenue des procès. La nouvelle crise qui vient d'éclater entre le gouvernement et la Cour Suprême sur la nomination d'un nouveau membre de la Cour Suprême et du président de la Cour régionale de Lahore ne lève pas cette ambigüité : le Président a refusé de nommer les candidats proposés par le Président de la Cour Suprême et a désigné lui-même deux titulaires de son choix. La Cour Suprême a immédiatement réagi en suspendant cette décision et les deux juges choisis par le Président ont refusé de prêter serment. Le dossier va être traité au fond par la Cour le 18 février. La décision du Président n'a pas pu être prise sans l'accord du Premier Ministre, mais celui-ci vient de déclarer que le gouvernement se rangera à l'avis de la Cour. Si tel est le cas et comme nul ne doute que la Cour déclarera illégale la décision du Président, d'ores et déjà suspendue, pourquoi avoir déclenché cette nouvelle crise ?

La Cour Suprême et son président n'ont pas encore dévoilé leur jeu.

Ils étaient, depuis quelques semaines, restés silencieux. Là encore, deux interprétations de ce silence ont été présentées. Pour les uns, la Cour se serait rendue compte qu'elle avait été trop loin, en particulier dans son jugement développé publié mi-janvier 2010, qui comporte de longs passages qui pourraient être utilisés pour justifier la destitution du Président en constatant son inéligibilité ab initio et donc contournant son immunité. Ainsi s'expliquerait la passivité actuelle de la Cour et la combativité du Président Zardari, alors que le gouvernement n'a pas donné suite à ses instructions précises contenues dans son arrêt, comme la réouverture du dossier des comptes suisses du Président ou le remplacement du Président actuel du National Accountability Bureau. Pour les autres, la Cour attend simplement que le Président et le gouvernement achèvent de se déconsidérer pour frapper un grand coup et lancer un processus qui contraindrait le Président à démissionner, lorsqu'il sera devenu plus qu'évident que le gouvernement n'a pas l'intention de poursuivre réellement les auteurs de faits de corruption à partir du moment où ils appartiennent au parti au pouvoir. La nouvelle crise que vient d'ouvrir le Président Zardari va peut-être la contraindre de se déclarer plus vite que prévue.

La presse pakistanaise est pleine de spéculations sur les scénarios possibles de sortie de crise.

Un premier scénario serait le statu quo dans la ligne de ce que propose le Premier Ministre : le gouvernement fait semblant d'exécuter l'arrêt de la Cour et la Cour fait semblant de le croire et rien de significatif se passe. Mais, dans ce cas, la Cour perd sa crédibilité et la surprenante popularité qui est la sienne dans le pays n'y survivrait pas. La nouvelle crise entre le Président et la Cour rend ce scénario moins plausible qu'il ne l'était, il y a quelques jours.

Un deuxième scénario verrait M. Nawaz Sharif, le président du PML (N), utiliser la crise actuelle pour avancer ses pions. Dans une conférence de presse, dimanche 17 février, il a qualifié le Président de " plus grande menace contre la démocratie " tout en lui demandant de rendre au pays " les richesses planquées dans ses comptes suisses". Ce sont de fortes paroles qui contrastent avec sa grande modération de ces derniers mois pendant lesquels il préférait parler d'"opposition amicale". Mais sa stratégie n'est pas encore claire. Deux options s'offrent à lui.

Avec l'appui du Premier Ministre dont il est apparemment assez proche, et de la partie du PPP qui n'est pas inféodée au président Zardari, il réussit à convaincre le Président de faire des concessions. Le Président pourrait finir par accepter, comme il l'a promis à de multiples reprises, de perdre son droit de dissolution et de renvoi du Premier ministre et deviendrait un président purement " honorifique ". Dans cette réforme constitutionnelle, l'interdiction de postuler un troisième mandat de Premier Ministre (interdiction inscrite dans la Constitution en 2004 à la suite d'une ordonnance présidentielle visant directement Nawaz Sharif et Bénazir Bhutto qui avaient été Premier Ministre à deux reprises) serait évidemment levée. Cette réforme constitutionnelle avait déjà été déjà promise dans la Charte de la Démocratie adoptée en mai 2006 par Bénazir Bhutto et Nawaz Sharif. Le Premier Ministre la répète comme une rengaine dans chacun de ses discours. Elle est discutée depuis plus de huit mois par la commission constitutionnelle du Parlement, mais, jusqu'à maintenant, le PPP a réussi à trouver de multiples prétextes pour retarder l'adoption d'un texte consensuel. Dans la foulée de cette réforme, le Premier ministre, devenu le vrai chef de l'exécutif, remanierait son gouvernement en se séparant des ministres les plus compromis. La Cour Suprême serait satisfaite, ainsi que M. Nawaz Sharif, qui n'aurait plus qu'à attendre sereinement les prochaines élections qui doivent avoir lieu dans trois ans.

La deuxième option est d'essayer d'obtenir la démission du Président et l'organisation d'élections législatives à mi-mandat que le PML (N) estime avoir de grandes chances de gagner. Mais cette option se heurte à de fortes difficultés. D'un part, même si les décisions de la Cour rendent impossibles le maintien en fonction du Président Zardari, le PPP peut en prendre acte, faire élire un nouveau Président, le Premier Ministre rester en place et le PPP continuer à gouverner. On ne change rien si ce n'est le Président. C'est la formule dite " minus one" qui est très discutée dans la classe politique. D'autre part, l'organisation d'élections anticipées dans un pays en proie à la violence militante dans une partie non négligeable de son territoire n'est pas sans risque et ne peut se faire sans l'accord de l'armée. Sa position n'est pas connue, mais on sait que le statu quo lui convient très bien. De plus, si tout indique que le PPP sortirait laminé dans de telles élections, un succès massif du PLM (N) n'est pas assuré : sa popularité décroit et il n'a pas obtenu de bons résultats dans de récentes élections partielles.

Enfin, il faut souligner qu'un troisième scénario, le retour de l'armée au pouvoir, n'est envisagé par personne, ce qui ne veut pas dire que l'armée n'interviendra pas dans le choix du scénario de sortie de crise. Bien au contraire, car il y a peu de doute que c'est elle qui imposera la décision qui lui paraitra la plus conforme aux intérêts du pays et aux siens. Mais l'armée ne souhaite pas exercer directement le pouvoir politique, pour le moment au moins, et n'a aucune raison de le souhaiter. Elle est en train de rebâtir sa popularité grâce aux succès des opérations militaires dans les zones tribales et au discrédit croissant de la classe politique. Celle-ci, toute occupée à ses querelles, ne lui conteste pas son rôle d'arbitre suprême du pays, en particulier dans le choix des options stratégiques dans les domaines de la défense et des affaires étrangères, les seuls qui comptent vraiment pour elle.

Un nouvel épisode de la crise larvée entre la Cour Suprême et le Président vient de s'ouvrir. Nul ne sait comment il se terminera mais on sait déjà quelle en sera la victime : la popularité de l'option démocratique au Pakistan.