Publié le 26/07/2010

Laurence NARDON

A quelques mois des élections de mi-mandat, le Parti républicain bénéficie des mauvais sondages du président Obama et envisage des résultats électoraux satisfaisants. Les Républicains restent cependant dépassés sur leur droite par le mouvement des Tea Parties et doivent composer dans plusieurs Etats avec des candidats et des thèmes issus de ce courant conservateur.

Les Tea Parties feront à nouveau l'actualité le 12 septembre 2010, à l'occasion de la " Marche sur Washington " dont elles coordonnent l'organisation. Depuis son apparition au printemps 2009, le phénomène des Tea Parties a fait l'objet d’un certain nombre d’analyses, qui permettent de mieux cerner son idéologie et ses objectifs.

Le retour des conservateurs

Les observateurs s'accordent pour voir dans les Tea Parties la réapparition en force d’une nébuleuse conservatrice et populiste présente aux Etats-Unis depuis le XIXème siècle. Selon Anne-Lorraine Bujon par exemple, cette résurgence est suscitée par l'angoisse de la classe moyenne blanche devant la crise économique et la fin supposée du modèle de croissance américain[1]. Les thèmes conservateurs traditionnels - patriotisme, valeurs morales et libre entreprise - sont présents, remis au goût du jour à l'occasion des débats sur le plan de relance et la réforme de la santé, et assortis de critiques ad hominem du chef de l’Etat. S'y ajoute comme élément nouveau l'exaltation du mythe de la fondation du pays, au travers notamment de la Constitution.

La colère de citoyens déçus

Pour le philosophe J.M. Bernstein, la colère passionnée qu'expriment les militants des Tea Parties constitue un élément tout à fait frappant et qui doit être mis au centre des analyses[2]. Cette colère s'est exprimée lors des réunions publiques de l'été 2009 sur la réforme de santé (les townhall meetings) puis sur les sites internet du mouvement. En empêchant la tenue du débat démocratique - une tradition pourtant fondatrice des systèmes anglo-saxons - elle introduit une rupture préoccupante dans la pratique politique du pays. Elle semble également faciliter la circulation des rumeurs et des mensonges les plus ahurissants dans la blogosphère. Les opposants à la réforme de santé ont affirmé par exemple que le plan introduirait l'euthanasie forcée pour certaines personnes âgées, désignées par des " panels de la mort " (death panels). La naissance du président Obama à l'étranger, qui le rendrait inéligible selon la Constitution américaine, est une accusation qui revient aussi très fréquemment. D'autres rumeurs ne sont pas nouvelles dans les cercles extrémistes, comme l'existence de camps d'internement pour opposants sur le sol américain ou le projet d’un gouvernement mondial par l’ONU. Compte-tenu des caractéristiques sociales des militants des Tea Parties, qui sont, d'après des sondages d'avril 2010, plutôt âgés et plutôt éduqués[3], comment une attitude aussi peu rationnelle peut-elle s'expliquer ?

Bernstein explique que les individus se construisent par le jeu de relations subjectives avec d'autres acteurs. Il y a donc une grande dépendance des uns envers les autres, et, dans le cadre social, une grande dépendance de tous envers le gouvernement et les institutions qui le représentent. Les structures individualisantes (la famille nucléaire, l’économie de marché, la limitation des services de l'Etat) sont des artifices destinés à faire croire aux citoyens qu'ils sont libres. Mais l'individu reste avant tout une création sociale.

Or, parce qu'ils sont déçus par le système, les militants des Tea Parties le rejettent avec force. Leur colère exprime le refus de toute dépendance dans une pulsion infantile de destruction. La question est de savoir si la violence du message suffira à créer un effet de catharsis suffisant pour calmer les esprits, ou si les " Tea Partistes " basculeront dans la violence effective. On se souvient de l’attentat d’Oklahoma City, en 1995 : une bombe posée par un opposant à l'Etat fédéral avait causé la mort de 168 personnes.

Le " Tea Partisme ", dernier stade de l'individualisme ?

Dans le numéro de mai de la New York Review of Books, Mark Lilla[4] replace quant à lui l'apparition des Tea Parties dans une évolution politique de long terme. Cet auteur avait écrit un article remarqué en 1998 décrivant une profonde mutation vers l'individualisme dans les sociétés occidentales[5]. Cette transformation avait débuté avec la libéralisation des mœurs dans les années soixante puis avec le libéralisme économique dans les années 1980. Ces deux évolutions ont été adoptées par la majorité des occidentaux dans une sorte de syncrétisme individualiste. Le mouvement des Tea Parties constituerait aujourd’hui la poursuite de cette évolution.

En effet, les militants de ce mouvement manifestent d'une part une méfiance de principe vis-à-vis de toutes les institutions gouvernementales, et d'autre part une confiance absolue dans l'individu. La méfiance vis-à-vis des institutions tient à un sentiment de faillite de celles-ci. Aux Etats-Unis, c’est l'échec du projet de Grande Société du président Johnson qui met un terme à l'espoir de voir émerger une société parfaite. Pour Lilla, un équivalent de cette désillusion se retrouverait en Europe avec l'affadissement des divisions idéologiques après la chute de l'Union soviétique et la construction d'une Union européenne qui reste pour l'instant sans identité propre. En revanche, les conservateurs des Tea Parties manifestent une confiance tout aussi extrême dans l'individu. Lilla cite par exemple la tendance croissante à l'enseignement à la maison (home schooling) ou à l'automédication des Américains. Mentionnant le sérieux avec lequel une frange de la population affirme avoir fait l'expérience de phénomènes paranormaux, il voit dans ces récits parfois loufoques une posture véritablement politique de refus des autorités et d'exaltation de soi. L'Internet vient faciliter la circulation sans intermédiaire de ces témoignages et manières de vivre.

Plus largement, et de manière assez inquiétante, Lilla voit dans cette mutation individualiste un phénomène dans lequel sont prises toutes les sociétés occidentales. Tocqueville pointait déjà le danger du repli sur soi des citoyens et l'abandon de leur contrôle sur l'action publique. La tendance peut-elle aujourd’hui s'inverser ?

Dans le cas des Tea Parties, cette attitude pourrait précisément entraîner la fin rapide du mouvement. En effet, ces militants de l'autonomie individuelle s'intéressent surtout à eux-mêmes. Ils semblent dénués d’un projet politique constructif qui nécessiterait une implication durable dans un projet collectif. Il est donc vraisemblable qu'ils se fatigueront de l'action politique et qu'après avoir fait entendre leur message, ils rentreront chez eux. Retournant à ses moissons après avoir fait la révolution, " chacun agirait comme Cincinnatus ", conclut Mark Lilla de manière plus rassurante.


[1] Anne-Lorraine Bujon de l'Estang, " Au cœur de l’Amérique ? Le mouvement des Tea Parties ", Potomac Paper n°2, Ifri, février 2010.
[2] J.M. Bernstein, " The Very Angry Tea Party ", The New York Times, 13 juin 2010.
[3] K. Zernike et M. Thee-Brenan, " Polls find Tea Party backers wealthier and more educated ", The New York Times, 14 avril 2010.
[4] Mark Lilla, " The Tea Party Jacobins ", The New York Review of Books, 27 mai 2010.
[5] Mark Lilla, " A Tale of Two reactions, " The New York Review of Books, 14 mai 1998.