Publié le 10/08/2011

Alexandra DE HOOP SCHEFFER

En 2009, le président Barack Obama hérite d’un monde arabe figé et il se contentera jusqu’au début des révoltes arabes du statu quo, malgré son discours du Caire de juin 2009 qui visait à briser « ce cycle de la méfiance et de la discorde ». S’écartant du discours sur la démocratisation trop associée à la « guerre contre le terrorisme » et à l’idéologie néoconservatrice qui a constitué le cadre théorique de l’intervention militaire en Irak de 2003, il s’est engagé à rebâtir les relations entre les États-Unis et l’Égypte de Hosni Moubarak mais aussi à « tendre la main » à la Syrie et l’Iran. La chute du régime de Moubarak et la répression violente par le régime iranien de la « révolution verte » en 2010 et des manifestants par le régime syrien en 2011 signalent avec brutalité l’échec de ces politiques.

C’est sous l’impulsion des événements de la « révolution verte » en Iran que le président Obama a entamé à l’été 2010 une réflexion au sein du National Security Council (NSC) sur les réformes politiques en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (Presidential Study Directive 11 intitulée Political Reform in the Middle East and North Africa, 2 août 2010). La ligne conductrice de la politique d’Obama consistait alors à préempter des soulèvements populaires, en incitant les régimes en place à engager des réformes politiques et économiques. Or cette politique a été très rapidement rattrapée par les mouvements de contestation qui ont obligé l’Administration Obama à ne plus se limiter à une diplomatie du haut-parleur, mais à mettre en garde les gouvernements, y compris tous ses alliés dans la région, contre l’usage de la force contre des manifestants pacifiques.

Barack Obama considère les révoltes arabes comme une occasion unique pour « réaligner les intérêts et les valeurs américaines ». Or, confrontée à l’impossibilité d’appliquer les principes énoncés dans les discours du Caire de juin 2009 et du département d’État du 19 mai 2011 sans être sélectif sur le terrain, l’Administration Obama oscille entre deux politiques. En effet, elle réagit différemment face aux révoltes et contre-révoltes arabes selon le degré d’urgence de la situation, l’importance des intérêts stratégiques des États-Unis dans le pays concerné et la place stratégique de ce dernier dans la région, recourant de manière alternative à une politique d’accompagnement des transitions et à une politique d’incitation à des réformes politiques auprès des gouvernements en place.

Le dilemme démocratie/stabilité

Le dilemme démocratie/stabilité, que Richard N. Haass (ancien directeur du Policy Planning [2001-2003] et aujourd’hui directeur du Council on Foreign Relations) considère être « la ligne de faille la plus importante de la politique étrangère américaine aujourd’hui » [1], continue de s’imposer aux États-Unis – malgré la volonté affichée par le président Obama de ne plus limiter l’engagement des États-Unis à la stabilité des pays de la région mais de l’élargir à l’« autodétermination des individus » (discours du 19 mai 2011). Si le « statu quo n’est pas tenable », il reste que plus les intérêts stratégiques des États-Unis sont mis en péril (Yémen, Bahreïn, Syrie, Arabie Saoudite), plus la stabilité, même illusoire, l’emporte sur le soutien à la démocratie – même si l’Administration américaine appuie, dans sa rhétorique, les motivations des mouvements contestataires. Le discours du 19 mai n’a pas résolu cette tension, comme en atteste l’omission volontaire de l’Arabie Saoudite avec laquelle les États-Unis concluent un contrat d’armement record (60 milliards de dollars) et qui reste un de leurs partenaires clés dans la lutte contre le terrorisme.

Les révolutions arabes ont pourtant obligé l’Administration Obama à réfléchir sérieusement au coût moral et politique ainsi qu’aux bénéfices de son soutien à des régimes autoritaires. C’est précisément la réflexion qui a été menée à la Maison-Blanche d’août à décembre 2010, à la demande du président Obama. En effet, les révolutions arabes montrent que le soutien américain aux régimes autoritaires n’est pas un gage de stabilité et ont mis les États-Unis dans le paradoxe suivant : soutenir les aspirations démocratiques, sans savoir quelles en seront les conséquences politiques – surtout lorsqu’elles s’expriment au travers d’élections hâtives menées dans un contexte qui ne s’y prête pas et que les Américains ne contrôlent pas – et géostratégiques à long terme.

Un effet domino inversé

Même si des personnalités de l’Administration Bush telles que l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld ou des personnalités néoconservatrices [2] tentent de rattacher les contestations arabes et le discours d’Obama du 19 mai à l’« Agenda pour la liberté » [3] de G. W. Bush, les révoltes sont tout sauf le fruit de cette doctrine et des idées néoconservatrices qui l’inspiraient. Les entreprises de démocratisation par la force militaire produisent l’effet inverse : le rejet par les sociétés de la présence militaire américaine et du modèle de démocratie imposée.

L’effet domino que l’Administration Bush avait pensé enclencher par la force en intervenant en Irak aura été, en réalité, déclenché par la volonté des peuples. Ainsi Obama l’a-t-il souligné dans son discours du 19 mai : « Ce n’est pas l’Amérique qui a mis les peuples dans les rues de Tunis et du Caire ». Ce n’est pas le regime change en Irak qui a provoqué la vague de révoltes actuelles, mais ce sont les révolutions tunisienne et égyptienne qui inspirent aujourd’hui les « journées de la colère » en Irak, ainsi qu’au Yémen, à Bahreïn et en Syrie [4]. On assiste ainsi à ce qu’on appelle un effet domino inversé.

Une stratégie de cas par cas

Le discours du 19 mai 2011 n’avait pas pour objet d’articuler une stratégie globale pour la région, mais d’y apporter un peu plus de cohérence, tout en maintenant que chaque cas est distinct et requiert donc une réponse différente. Le cas par cas est la stratégie privilégiée par le président Obama, et ce avant même le début du « printemps arabe ». Cela traduit une volonté de ne pas définir de doctrine pour la région. L’Administration Obama a dû adapter sa politique aux conditions changeantes sur le terrain, combinant contacts en coulisse et diplomatie du haut-parleur, tout en gérant la pression venant du Congrès et des capitales inquiètes du Moyen-Orient.

Ainsi, l’administration Obama alterne deux politiques différentes :

  • la première est une politique d’accompagnement politico-financier des transitions politiques en cours (Tunisie et surtout Égypte) et politico-militaro-financier de l’opposition au régime de Mouammar Kadhafi en Libye, avec un appel explicite au regime change ;
  • la seconde est une politique d’incitation à des réformes politiques auprès des gouvernements en place, couplée à un soutien rhétorique aux revendications des mouvements contestataires. La politique est ainsi essentiellement attentiste là où les intérêts des États-Unis sont les plus menacés (Yémen, Bahreïn, Syrie). Dans ces cas, c’est le changement du comportement du régime (regime alteration) et non du régime même qui est visé par les États-Unis. Et c’est l’escalade de la violence qui finit par contraindre l’Administration américaine à durcir ses positions et actions au dernier moment, lorsque la fin du régime en place s’avère inéluctable (Tunisie, Égypte). Or, cette politique à deux vitesses n’est pas tenable sur le moyen et long terme, surtout dans le cas d’une détérioration de la situation sécuritaire, comme le montre le cas de la Syrie.

Le vrai test de la politique américaine de l’appui à la démocratie au Maghreb et au Moyen-Orient réside dans sa capacité à inciter ses alliés à se réformer ; or sur cet aspect, les États-Unis continuent à se contenter du statu quo. Barack Obama l’a lui-même reconnu dans son discours du 19 mai : « Si l’Amérique veut être crédible, nous devons reconnaître que nos amis dans la région n’ont pas tous réagi aux demandes de changement de manière compatible avec [nos] principes. » En effet, il est plus facile de stigmatiser ses ennemis ou anciens ennemis que de réclamer de ses alliés des réformes démocratiques.

Le rejet de l’ingérence américaine

La priorité de l’Administration Obama est aujourd’hui d’aider à consolider les « transitions » politiques en Égypte et dans une moindre mesure en Tunisie. En articulant une politique d’aide financière à volets multiples et des réformes politiques et économiques (annulation de la dette égyptienne, soutien aux sociétés civiles, stimulation du commerce, intégration et ouverture des marchés, création de fonds pour les entreprises, aide à la création d’emplois), l’Administration Obama privilégie le capacity-building (renforcement des capacités) au détriment du nation-building : il s’agit d’accompagner les transitions politiques et non de les façonner.

Toutefois, les États-Unis doivent faire face à la volonté des gouvernements post-regime change, en Égypte tout particulièrement, de s’autonomiser de l’influence américaine, qui se traduit par un refus de toute ingérence de Washington. Ainsi, le gouvernement intérimaire égyptien a refusé le programme d’aide de 150 millions de dollars de l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development, USAID), en raison de ses conditionnalités et de la nature de ses projets visant à financer directement le secteur privé égyptien et les organisations de la société civile. Après des décennies de soutien américain aux régimes autoritaires dans la région, les transitions politiques post-regime change vont ouvrir la voie à des régimes moins réceptifs à toute forme d’ingérence des États-Unis.

En août 2010, Barack Obama mettait en garde contre les risques d’une déstabilisation des régimes en place pour les intérêts américains : « L’intensification de la répression pourrait menacer la stabilité politique et économique de certains de nos alliés, nous laisser avec moins de partenaires capables, crédibles et qui soutiennent nos priorités régionales, et aliéner encore plus les citoyens de la région. » [5] Les révoltes arabes, les contre-révoltes et le conflit israélo-palestinien confirment l’effritement de la capacité des États-Unis à peser sur le cours des événements, ouvrant en quelque sorte un « moment post-américain » dans la région.

Alexandra de Hoop Scheffer est politologue spécialiste de la politique étrangère des États-Unis, de la relation transatlantique et des questions de reconstruction après-conflit. Maître de conférence à Sciences Po Paris et au Campus euroaméricain de Reims, chercheur associé à l’Observatoire de la politique américaine (OPA) de l’université Sorbonne Nouvelle (Paris 3), au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) et au Programme de recherche sur les États-Unis de l’Ifri, elle est depuis 2009 chargées de mission pour les États-Unis et la relation transatlantique à la Direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes. Elle est l’auteur de Hamlet en Irak (Paris, CNRS Éditions, 2007).


[1] R. N. Haass, War of Necessity, War of Choice: A Memoir of Two Iraq Wars, New York, Simon and Schuster, 2009.

[2] C. Krauthammer, « From Baghdad to Benghazi », The Washington Post, 4 mars 2011, « The News in Obama’s Speech », The Washington Post, 20 mai 2011.

[3] J. Rogin, « Rumsfeld on the Arab Revolution: It Could Go Either Way », The Cable, Foreign Policy, 14 février 2011.

[4] Sachant qu’en Irak, les réalités démographiques, qui ont sous-tendu les soulèvements pro-démocratie dans la région, sont plus prononcées (l’âge moyen est de 21 ans et presque 40 % des Irakiens ont 14 ans ou moins) qu’en Égypte (âge moyen de 24 ans et 33 % des Égyptiens ont 14 ans ou moins) et qu’en Tunisie (âge moyen de 30 ans et 23 % des Tunisiens ont 14 ans ou moins), selon le World Factbook de la Central Intelligence Agency (CIA). Les chiffres atteignent des proportions similaires à Bahreïn et en Syrie.

[5] Extraits de la direction présidentielle 11, tirés de l’article de Ryan Lizza, « The Consequentialist. How the Arab Spring Remade Obama’s Foreign Policy », The New Yorker, 2 mai 2011.