Publié le 02/05/2012

Saad ADOUM

Les récentes querelles pétrolières, du premier trimestre 2012, entre les autorités tchadiennes et la CNPCIC (China National Petroleum Corporation-International Chad) sur la gestion de la raffinerie de Djermaya ont remis au-devant de l’actualité la question de la présence de plus en plus forte de la Chine dans le secteur énergétique africain.

En effet, depuis plus d’une décennie, la Chine développe une stratégie discrète mais efficace d’implantation dans ce secteur. Les objectifs de cette stratégie, conformes à la politique du " rayonnement extérieur " [1] consistent, entre autres, à sécuriser l’approvisionnement de la Chine en ressources énergétiques face aux fluctuations fréquentes du marché mondial et à satisfaire les besoins des partenaires africains en investissements économiques, industriels et infrastructurels.

Tandis que la diplomatie chinoise met en avant une politique " gagnant/gagnant " qui relèverait d’une philosophie du développement par le commerce international, certains critiques soulignent son aspect essentiellement mercantiliste, source de corruption et d’opacité ainsi que l’insensibilité du partenaire chinois aux réalités des pays d’implantation et aux conséquences de ses activités.

Le cas du Tchad constitue un exemple intéressant des débats actuels autour de cette politique avec, en toile de fond, la mise en évidence des nombreux jeux d’intérêts qui entourent l’application du " modèle chinois " dans ce pays pivot, récent producteur de brut.

Le processus d’implantation de la Chine dans le secteur pétrolier tchadien

La reprise des relations diplomatiques entre N’Djamena et Pékin, rompues en 1997, a constitué le préalable de l’implantation de la Chine dans le secteur pétrolier tchadien. En juillet 2006, après 9 années d’idylle intéressée avec Taïwan et de rupture unilatérale avec la Chine communiste, le Tchad a décidé d’opérer une volte-face. Cette décision était motivée par la recherche d’alliés : le pouvoir de N’Djamena était en quête d’un contrepoids dans la confrontation à l’issue incertaine qui l’opposait à l’époque à Khartoum, réputée proche de Pékin. Il recherchait par ailleurs des partenaires de développement insensibles à la querelle publique avec la Banque mondiale [2]. La Chine n’a posé aucune condition à ce revirement : en plus d’un isolement accru de Taïwan, la décision tchadienne signifiait un rapprochement avec un pays africain dépourvu d’infrastructures mais producteur récent de pétrole, ressource dont l’Empire du Milieu a de plus en plus besoin. Les retrouvailles sino-tchadiennes s’inscrivaient donc dans une conjoncture faite de besoins, d’enjeux et de calculs croisés.

De décembre 2006 à janvier 2007, la China National Petroleum Company (CNPC), profitant de l’embellie diplomatique entre N’Djamena et Pékin, a racheté la moitié puis la totalité des concessions d’une société canadienne (Encana International) qui détenait des permis d’exploration au Tchad. Cette acquisition a constitué la première et plus importante étape de cette stratégie progressive d’implantation dans un secteur pétrolier tchadien théoriquement placé à l’époque sous la régulation de la Banque mondiale. La CNPC a par la suite obtenu d’autres permis qui comprennent actuellement la zone de Erdis à l’intersection de la frontière avec la Libye et le Soudan, la zone du Lac Tchad et la région du Sud-Ouest (Madiago, Bongor et Chari Ouest).

En septembre 2007, N’Djamena et Pékin signèrent un accord officiel de partenariat. Ce dernier prévoyait la prospection de champs pétroliers, le raffinage au Tchad d’une partie du brut et l’exportation du reste via le Soudan ou le Cameroun. En échange d’un pourcentage du brut à découvrir et de la production de la future raffinerie, la Chine s’engageait à financer les investissements nécessaires à la rentabilisation des champs ainsi que la construction du système de transport pour l’exportation. En complément de cet accord principal, le partenariat incluait la réalisation d’infrastructures dont le Tchad a besoin pour son développement. Le financement de ces infrastructures, estimé à une centaine de millions de dollars, devait être assuré par un prêt au Tchad de la banque chinoise Eximbank. Le partenariat prévoyait enfin un allégement des dettes déjà existantes de N’Djamena vis-à-vis de Pékin ainsi que différents dons [3].

Fondement politique de la présence de la Chine dans le secteur pétrolier tchadien, cet accord a commencé à se matérialiser à partir de 2008 avec le développement des champs pétroliers situés au sud du lac Tchad et d’un oléoduc raccordant lesdits champs à une nouvelle raffinerie à Djermaya. Cette raffinerie devait en outre être dotée d’une centrale électrique pouvant alimenter la ville de N’Djamena en proie, depuis des années, à une récurrente crise énergétique. Les principaux projets d’infrastructures ont aussi été officiellement lancés à la même période : une cimenterie au sud du Tchad, un nouvel aéroport international à N’Djamena, des routes, une future ligne de chemin de fer vers le Soudan. La Chine et le Tchad ont présenté ces projets comme une coopération " concrète " [4], gagnant/gagnant ; les investissements et l’apport financier de la première devant permettre au second d’enclencher le processus de développement longtemps attendu. Ces accords sino-tchadiens, qui avaient des précédents en Angola et en République démocratique du Congo [5], prenaient complètement le contre-pied de l’approche occidentale qui mettait l’accent sur la bonne gouvernance du secteur pétrolier et imposait un droit de regard extérieur sur la rente pétrolière (à travers notamment l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives [6]).

Avec l’inauguration en juin 2011 de la raffinerie de Djermaya et l’ouverture en février 2012 de la cimenterie de Baoré (sud-ouest du Tchad), une étape supplémentaire de l’implantation chinoise dans le secteur pétrolier tchadien a été franchie, avec dorénavant des investissements consistants destinés à être gérés en commun.

La coopération énergétique sino-tchadienne à l’épreuve de la gestion partagée

En janvier 2012, soit à peine six mois après son inauguration, le ministre tchadien du Pétrole a annoncé la fermeture de la raffinerie de Djermaya évoquant " des divergences persistantes " avec le partenaire chinois sur les prix de vente des produits sur le marché intérieur. En plus de cette décision, les autorités ont déclaré le directeur chinois de la raffinerie persona non grata dans le pays [7], tout en indiquant que les mesures prises étaient " provisoires ", en attente de " prochaines négociations " sur la gestion d’une raffinerie détenue à 40 % par l’État tchadien et à 60 % par la CNPCIC [8]. Le 24 janvier 2012, un quotidien proche du gouvernement a aussi annoncé qu’une nouvelle loi " était en circuit " pour " réviser " la convention pétrolière liant le Tchad à la Chine [9].

Ces décisions faisaient suite à la multiplication des pénuries de carburant dans le pays qui accentuaient la dépendance vis-à-vis des importations en provenance du Nigeria et du Cameroun, et que la réalisation du projet de Djermaya devait théoriquement résorber. À l’inauguration de la raffinerie, le président Déby avait annoncé que le prix " provisoire " du litre de super produit par la raffinerie serait de 300 francs CFA (0,60 dollar) en attente d’un accord avec la partie chinoise. Puis ce prix est passé à 490 FCFA (environ 1 dollar), puis ramené à 380 FCFA (0,70 dollars) tandis que celui du gazole a été augmenté à 520 FCFA (un peu moins d’un dollar et demi). Avant même la mise en production de la raffinerie, la querelle de Djermaya illustrait de manière brutale les divergences d’intérêts derrière la lune de miel sino-tchadienne : à la logique de rentabilité des partenaires chinois s’opposent les intérêts de l’État tchadien (réduction de la dépendance énergétique, coût modéré du pétrole pour les consommateurs tchadiens, etc.).

Au-delà de la question du prix, les enseignements que révèle cet épisode portent tant sur les enjeux que sur les modalités, négociations et acteurs des package deals conçus par la Chine pour accompagner ses contrats pétroliers. Pour l’État chinois, ces contrats globaux ainsi que les projets qui les accompagnent font partie d’une stratégie coordonnée destinée à sécuriser et à garantir une interconnexion de ses nouvelles concessions pétrolières au Soudan, au Tchad, au Niger et en Centrafrique, pays limitrophes et faisant face à des difficultés identiques d’enclavement et de mise en valeur de leurs ressources énergétiques. Il n’est pas à exclure que la construction de l’oléoduc à l’ouest du Tchad, frontalier du Niger, celle de la raffinerie de Djermaya ainsi que le projet de chemin de fer entre N’Djamena et le Soudan visent à établir un raccordement entre les concessions pétrolières chinoises dans ces trois pays et relèvent d’une stratégie géoéconomique régionale [11]. Pour les opérateurs économiques chinois privés, les package deals sont surtout des opportunités d’affaires avec un retour rapide sur investissement. Pour le pouvoir tchadien, les contrats avec la Chine s’inscrivent dans une politique purement bilatérale dont la mise en œuvre et la gestion doivent faire l’objet de négociations entre dirigeants. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter l’annonce par les médias gouvernementaux d’une " éventuelle révision " de la convention pétrolière liant le Tchad à la Chine.

Par ailleurs, la corruption n’est pas absente des contrats sino-tchadiens. Après la fermeture de la raffinerie, le limogeage par le président Déby de deux ministres impliqués dans sa gestion serait la conséquence de la découverte de réseaux de corruption dans certains contrats secondaires et l’existence de pratiques douteuses entre opérateurs économiques chinois et l’élite locale associée aux activités pétrolières [11]. Lesdites pratiques ont été favorisées d’une part, par le fait que les responsables tchadiens impliqués dans le dossier n’étaient pas en majorité des professionnels du secteur pétrolier et, d’autre part, en raison de l’opacité qui a entouré les différentes étapes des négociations entre la Chine et la présidence de la République. [12]

En raison des importants enjeux politiques et commerciaux ainsi que des perspectives pétrolières, les divergences actuelles sont loin de remettre en cause la coopération sino-tchadienne. La réouverture rapide de la raffinerie de Djermaya après des négociations entre les deux parties qui ont décidé de laisser, pour le moment, la question du prix en suspens, semble indiquer que les tensions du début d’année 2012 sont davantage un accident de parcours qu’une véritable fissure dans l’alliance énergétique sino-tchadienne. Sauf changement politique majeur, les années à venir devraient voir se renforcer l’implantation de la Chine dans le secteur pétrolier tchadien et se multiplier les débats quant à ses apports en termes de développement. La perspective annoncée de raccordement des champs pétroliers nigériens à l’oléoduc tchadien, mais surtout celle d’un possible désengagement des compagnies américaines présentes au sud du pays [13], placent la CNPCIC en position favorable dans les futures négociations.

Le désir réciproque de profitabilité créera épisodiquement des tensions dans le partenariat qui forceront Pékin à arbitrer entre ses intérêts à court et long termes. Si les prospections pétrolières se révèlent fructueuses, le long terme l’emportera et les divergences d’intérêts seront arbitrées en conséquence. Dans le cas contraire, le partenariat sino-tchadien risque de trébucher et d’être revu à la baisse.

Saad Adoum est Senior Analyst au sein du Central Africa Project de International Crisis Group.


[1] Expression désignant l’exhortation faite par le président Hu Jintao aux investisseurs chinois à intensifier la recherche de contrats à l’étranger. V. Niquet, " La stratégie africaine de la Chine ", Politique Etrangère, février 2006.

[2] Initialement, l’entrée du Tchad dans le cercle des pays africains producteurs de brut s’est faite avec l’implication financière de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement qui, en accord avec les autorités du pays, ont mis en place un système de gestion des revenus pétroliers orienté vers le développement durable. La remise en cause de ce système par les autorités tchadiennes a, par la suite, abouti au retrait de ces deux organismes du secteur pétrolier tchadien. Voir T. Vircoulon, " Tchad : la victoire facile d’un État fragile contre les institutions internationales ", On the African peacebuilding agenda, ICG, 2010.

[3] G. Maoundonodji et G. Magrin, " Le projet Rônier pour la Chine et pour le Tchad. Enjeux d’une nouvelle aventure pétrolière " in G. Magrin et G. Van Vliet, Une compagnie pétrolière chinoise face à l’enjeu environnemental au Tchad, Revue Focales, 2012.

[4] Président Idriss Déby, interview sur la chaine France 24, 12 juillet 2009.

[5] C. Jiang, " La Chine, le pétrole et l’Afrique ", Geopolitis, 2004

[6] Extractive Industries Transparency Initiative : Initiative internationale qui prône une norme mondiale pour l’amélioration de la transparence de la gouvernance et la gestion des revenus des secteurs pétrolier, gazier et minier. Après des pressions diverses, le Tchad a présenté sa candidature à cette initiative en avril 2010. Celle-ci a été validée en octobre 2011 et le Tchad doit encore satisfaire aux critères de transparence qui permettent d’être déclaré " pays conforme ".Voir www.eiti.org [1]

[7] Aucune raison officielle à cette expulsion n’a été avancée, mais en coulisses les interlocuteurs tchadiens de cette personnalité chinoise se seraient à plusieurs reprises plaints de son " arrogance et d’une extrême intransigeance ". Entretiens téléphoniques de l’auteur, personnalité tchadienne, 18 mars 2012.

[8] " Tchad : la raffinerie de Djermaya ferme ses portes ", ActuTchad, 20 janvier 2012.

[9] " C’était trop ! ", Le Progrès, 24 janvier 2012.

[10] En avril 2012, au cours d’une visite à N’Djamena, le président Mahamadou Issoufou a annoncé avoir sollicité auprès de son homologue tchadien l’utilisation de l’oléoduc tchado-camerounais pour commercialiser le pétrole nigérien. Les modalités de cette utilisation doivent encore faire l’objet de négociations impliquant (en dehors du Niger, du Cameroun et du consortium américain présent au sud du Tchad) inéluctablement la Chine qui a acquis des permis pétroliers à l’ouest du Niger (elle a acquis le permis d'Agadem qui produit depuis 2011 entre 15 et 20 000 b/j pour approvisionner la raffinerie de Zinder).

[11] Entretiens de l’auteur mené avec un expert du secteur pétrolier tchadien, 17 mars 2012. Voir aussi " Encore deux ministres limogés ! ", N’Djamena Bi-hebdo, 30 janvier 2012 et" Tchad : deux ministres limogés suite à un conflit avec une compagnie chinoise ", Radio France Internationale, 28 février 2012, accessible sur http://www.rfi.fr/afrique/20120128-tchad-deux-ministres-limoges-suite-conflit-compagnie-chinoise-petrole [2]

[12] Entretiens de l’auteur mené avec un expert du secteur pétrolier tchadien, 17 mars 2012.

[13] En raison de la baisse croissante de la production des champs pétroliers du Sud du Tchad (notamment ceux de Doba) où le consortium américain présent a, par ailleurs, déjà recouvré la totalité des capitaux investis. G. Maoundonodji et G. Magrin, " Le projet Rônier pour la Chine et pour le Tchad. Enjeux d’une nouvelle aventure pétrolière " in G. Magrin et G. Van Vliet, Une compagnie pétrolière chinoise face à l’enjeu environnemental au Tchad, Revue Focales, 2012.