Publié le 29/10/2012

L’Iran reste pour beaucoup le Grand Étranger. À l’image d’une Perse modernisée et occidentalisée par le shah s’est substituée celle d’un pays fermé, arc-bouté sur la réaction religieuse, marginalisé internationalement et pris à la gorge économiquement. L’image qui ressort du dossier que lui consacre ce numéro de Politique étrangère est autre.

La société iranienne se transforme comme les autres, même si l’écho politique de cette transformation semble contradictoire. Les sanctions économiques frappent durement le pays ; mais l’espoir de leur effet rapide pourrait bien être déçu. Et de son point de vue, l’Iran peut juger suivre, avec un relatif succès compte tenu des obstacles, une voie conforme à son intérêt diplomatique : affirmer son poids politique et apparaître comme un leader dans une opposition sunnites/chiites qui semble désormais dangereusement structurer un contexte régional déstabilisé par les « printemps arabes ».

En matière nucléaire, le plus sûr est le doute. Et l’habileté des responsables iraniens à entretenir ce dernier est incontestable. Leur stratégie, pour complexe qu’elle soit, continue sans doute de marquer des points, tout en approchant une zone dangereuse. Si l’objectif de Téhéran est de maîtriser l’enrichissement à un niveau rendant techniquement possible le passage au nucléaire militaire, la réussite est en vue, sinon acquise – en dépit des efforts internationaux. Mais le passage concret à l’arme serait, lui, visible, donc très dangereux pour Téhéran. Il est vraisemblable que l’Iran s’arrêtera provisoirement à la maîtrise technique – mais à ce stade, son succès sera déjà considérable. Sans pour autant entraîner l’immédiate cascade de proliférations annoncée par certains augures, ce « succès », basé sur un talent quotidien à gagner du temps, représente un défi direct aux dispositions du traité de non-prolifération (TNP) nucléaire. La vraie question devenant, pour les décennies à venir : combien de pays émergents tenteront d’accéder à ce statut de potentialité nucléaire militaire, alors que, manifestement, la distinction have/have not introduite par le TNP ne permet plus de gérer cette position de l’entre-deux ?

Marginalisé par les révolutions arabes, malmené dans ses alliances par l’affaire syrienne, Téhéran cherche une nouvelle assise internationale. S’il est sans conteste contraint par les sanctions occidentales, il garde nombre de ressources. L’heure n’est pas à l’attente d’un écroulement imminent du régime – il adviendra, certes, mais qui se hasarderait à prédire l’échéance ? Elle n’est certes pas non plus à l’action militaire : son effet aurait toute chance de s’avérer catastrophique. Il est simplement urgent de prendre enfin en compte le poids du pays et son espace dans la région.

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Pour le monde dit des « grandes puissances militaires », le cas d’école des deux dernières années ne sera pas l’affaire libyenne, coup de dés militaire aventureux et réussi, mais l’interminable conflit syrien. Cas d’école d’une impuissance à explications multiples. Notre incompréhension fondamentale des bases sociales et politiques et des modes de fonctionnement des régimes de la région en est une. L’incapacité à régler le conflit israélo-palestinien en est une autre : sa dégradation continue – avec le naufrage peut-être définitif de la solution des « deux États » – donne une grande part de son importance à la déstabilisation syro-libanaise. Le grippage du Conseil de sécurité est tout aussi clair, mais aussi la non-pertinence des solutions militaires envisageables : si Moscou et Pékin s’« alignaient » enfin à l’Organisation des Nations unies (ONU), quelle option militaire mettrions-nous en œuvre après l’Irak, l’Afghanistan et la Libye ? Une intervention directe ? Le soutien à une intervention des pays du Golfe, qui aggraverait les fractures de la région ? Une intervention turque, bien en peine de stabiliser le pays sur le long terme ? Dans cette région minée de divisions et de conflits, l’option militaire ne pourrait qu’ajouter la guerre à la guerre…

La limite redécouverte des interventions extérieures est tout aussi bien exprimée, bien qu’à un tout autre niveau, par les événements du Mali. Reprendre le contrôle d’une région presque désertique n’est aisé qu’en théorie. L’intervention d’une puissance européenne, anciennement coloniale, aux portes de l’Algérie aurait tout de l’aventure. Et pousser à l’action des troupes africaines à l’efficacité militaire incertaine ne semble pas plus une solution crédible dans l’immédiat. Le prurit de la déstabilisation est donc sans doute destiné à durer. Il faudra user d’autres moyens pour le contrôler à distance.


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