Publié le 03/04/2014

Maïté de BONCOURT

L'Europe pourrait-elle se passer du gaz russe ? Y a-t-il des pistes de diversification pour l'Europe ? Le gaz américain pourrait-il constituer une option ?

Propos recueillis par Elisabeth Salles

L'Europe pourrait-elle se passer du gaz russe et le remplacer par du gaz naturel liquéfié américain, ainsi que certains le préconisent ?

L"idée répandue qu"on changerait de fournisseur en un claquement de doigt me parait compliquée. L"Europe n"est pas comme d"autres puissances, j"entends : un acteur doté d"une politique énergétique extérieure. Il faut tirer les leçons de l"échec de Nabucco : l"UE a des difficultés à promouvoir des projets non rentables, quand bien même ils serviraient la sécurité d"approvisionnement de l"Europe.

L"Europe est d"ores et déjà en mesure d"importer du GNL américain. Elle dispose des infrastructures d"importation de GNL - les terminaux ne sont pas pleins et parfois même en deçà de 30% de leurs capacités, et par ailleurs de nombreux projets sont en cours qui augmenteraient la capacité d"importation de GNL de façon significative.

Mais au-delà de l'approche politique du dossier, la problématique tient aux prix. Lors du conflit de 2009, les prix spot étaient moins élevés que ceux des contrats à long terme indépendamment de la disparité de ces derniers selon les pays européens. Or, actuellement, les prix sur la place européenne NBP sont proches des niveaux des contrats long terme. Et la comparaison avec le prix du gaz américain sur le Henry Hub (4 $), auquel il faut rajouter le coût du transport (environ 6 $), montre que le niveau à l'arrivée (soit 11 $) serait au moins égal au cours sur le NBP. À court terme, la réponse à la question est donc non. D"ailleurs, si l"on comprend bien le discours politique, sur le plan énergétique, on voit bien que c"est " business as usual " : le gaz continue à arriver.

À moyen terme, la question de la compétitivité du gaz américain reste identique. Cette compétitivité sera confrontée aux questions suivantes : est ce que les prix de production du gaz de schiste vont continuer à évoluer autour de 4 $ ? Gazprom ne donne pas cette lecture et prévoit une hausse à 6-7 $. Est-ce que par ailleurs on peut s"attendre à une augmentation des prix spots européens ? Ou, en d"autres termes, est-ce que les marchés européens de gaz seront attractifs pour le GNL à l"avenir ? Cela impliquerait une reprise de la demande européenne en gaz qui n"est pas prévue si on en croit les projections de la Commission Européenne. Les marchés européens sont incertains et notamment en raison des messages brouillés des politiques européennes : accès prioritaires aux énergies renouvelables sur la grille électrique, charbon peu cher, et vente des actifs de gaz en Europe. La situation des marchés de gaz européens n"est pas une bonne nouvelle non plus pour les projets de terminaux de regazéification, notamment en France et en Allemagne. L"AIE ne prévoit pas à l"avenir une diminution majeure du différentiel de prix entre les différentes régions GNL dans le monde, qui joue en la défaveur de l"Europe.

La perspective de temps pour le GNL américain est 2016-2019, les procédures de permis se sont avérées lentes en raison d"une forte pression interne d"opposition à l"exportation de gaz de schiste, et notamment de la part de l"industrie qui bénéficie de prix bas. À ce jour seuls sept projets ont reçu l"autorisation d"exportation vers des pays non liés par un accord de libre-échange, et seulement deux ont le feu vert suite à l"étude environnementale. Or, face à l'atonie de la demande de gaz en Europe, personne ne se risquerait à prévoir une hausse de ce cours à l'horizon de quelques années. Enfin l"Europe n"est pas un marché attractif au niveau prix. Aujourd"hui, le GNL se dirige vers l"Asie, quitte à être reexporté en " touch and go" d"Europe, laissant des régions comme le Sud de la France dans des situations tendues.

Il faut donc sortir d"un antagonisme primaire : gaz russe ou pas gaz russe. La crise actuelle n"est pas une crise énergétique mais une crise politique. On ne pourra pas remplacer le gaz russe si facilement, pour une question d"une part de volume, et d"autre part de prix. Gazprom est prêt, comme le passé l"a montré, à renégocier ses prix, et les contrats long-terme contiennent des clauses dans ce sens. L"enjeu aujourd"hui n"est pas de remplacer de but en blanc le gaz russe mais d"obtenir la révision des clauses de take or pay sur les volumes et d"indexation des prix des contrats long terme sur le pétrole. Il y aura une marge de manœuvre pour l"Europe notamment lors de la révision des contrats long terme dont la plupart arrivent à échéance d"ici 8-9 ans. Mais l"Europe doit considérer à deux fois ses relations avec Moscou, dont la relation ne se limite pas au gaz.

Le plus long terme semble-t-il offrir plus de pistes de diversification pour l"Europe ?

Il y a plusieurs pistes possibles : le GNL, les régions voisines de l"Europe (Caspienne, Méditerranée) ou encore les ressources indigènes.

Le marché du GNL n"est quant à lui pas très lisible. Le Canada, les États-Unis, le Mozambique, notamment, vont venir s"ajouter à la liste des exportateurs existants et donc les coûts des projets explosent. Le marché connait par ailleurs des problèmes d"approvisionnement pour des raisons sécuritaires (Yémen, Nigéria), en outre des producteurs deviennent consommateurs (Égypte, Malaysia et à l"avenir les pays du Golfe). La demande est tirée à la hausse par les marchés asiatiques et a fortiori depuis Fukushima. Rien n"est donc moins sûr que la compétitivité des prix GNL par rapport au gaz russe en Europe sur le moyen terme. Pour preuve : les opérateurs sont, partout, en train d"essayer de renégocier les contrats (Petronas avec Korea Gas, et d"autres), de nouveaux fournisseurs potentiels ne cessent d"apparaître.

L"Azerbaïdjan semblait une source d"approvisionnement prometteuse mais les volumes sont loin d"être équivalents, quelque 10 milliards de mètres cubes pour l"Europe au lieu des 162 milliards venant de Russie et l"envolée des coûts du gazoduc Tanap, qui relierait le champ de Shah Deniz 2 à l"Europe, en passant par l"Anatolie, semble avoir découragé Total et Statoil. Ils auraient décidé de ne pas exercer leurs options d"achat sur des participations dans ce projet, selon des informations de presse qui restent à confirmer. La Méditerranée orientale apparaît, d"autre part, aussi comme un fournisseur potentiel, mais les problèmes géopolitiques restent importants. Enfin, l"Algérie fournisseur traditionnel (environ 10 %) fait face à des difficultés politiques majeures.

Cette situation pourrait encourager le développement de gaz de schiste en Europe. Mais là encore le prix final sera la clé. Les chiffres avancés pour la production de gaz de schiste en Grande-Bretagne (7,10-12,20 $/Mbtu d"après Reuters- un braquet de prix très aléatoire) ou en Pologne (autour de 12 $/Mbtu) palissent en comparaison des 4-5 $/Mbtu de coût de production des champs gaziers russes qui approvisionnent l"Europe, mais sont intéressants au vu des prix des contrats long terme. Gazprom détient par ailleurs une capacité de production supplémentaire de 130 milliards de mètres cubes, ce qui pourrait entraver la rentabilité nouveaux projets d"importation de gaz en Europe.

Il paraît, on le voit, peu réaliste pour l"Europe de vouloir changer de fournisseur. Mais la situation actuelle met une pression compétitive sur Gazprom. Ce dernier vit par ailleurs très mal les initiatives prises à son encontre par la Commission de la Concurrence européenne qui est considérée, par les Russes, comme le seul outil de politique énergétique extérieure de l"Union européenne. Comme vous le savez, une procédure est en cours, qui reproche au groupe russe d"entrave à la concurrence sur les marchés du gaz en Europe centrale et orientale, des tribunaux ont tranché en faveur de grand groupes énergétiques comme RWE, en remettant en question l"indexation pétrole et les take or pay clause; la décision d"exempter OPAL de la clause TPA (c"est le pipe qui relie Nord Stream) a été reportée suite à la crise : le problème ce sont la révision des contrats RWE ou encore Edison avec Rasgas, pour lesquels les tribunaux ont non seulement revu les indexations pétrole et accordé aux compagnies des compensations financières rétroactives. South Streamest une question à part mais le renouvellement de l"exemption sur le gazoduc OPAL qui achemine le gaz de Nord Stream, est pour le moment suspendu. Cela ne va pas dans le sens d"une amélioration des relations UE-Russie.

Et, en interne, dans quelle situation se trouve Gazprom ?

C"est la question importante à considérer et notamment pour le long terme : combien de temps Gazprom pourra-t-il garder le rôle principal sur les marchés gaziers européens ? Deux lectures sont possibles : une lecture positive et une autre plus prudente et à plus long terme.

Une première lecture consiste à dire que Gazprom n"est pas dans une situation critique. La compagnie dispose d"une capacité de production supplémentaire, et donc d"un delta de prix qui lui permettrait d"affaiblir ses concurrents et de mettre à rude épreuve tout projet d"approvisionnement européen. Par ailleurs la compagnie se positionne déjà dans les hubs sur les marchés européens - elle s"adapte et peut s"adapter à la libéralisation des marchés européens ; investit dans des technologies pour maintenir sa production ; et sa performance financière n"a de cesse de progresser.

Une deuxième lecture, intra-russe, est néanmoins nécessaire. Le groupe connaît des difficultés dans son pays même en raison de la montée en puissance de compagnies indépendantes telles que Novatek, par exemple (qui bénéficient de rabais sur les taxes mais pas encore de l"accès au réseau de gazoducs détenus par Gazprom). Par ailleurs, le pouvoir russe est pris entre plusieurs nécessités : celle de maintenir ses exportations et la compétitivité de son secteur gazier et pétrolier d"une part, celle d"assouvir les revenus de l"État fédéral, et de garder des prix accessibles pour la population d"autre part, et enfin des considérations politiques d"ordre interne - qui par ailleurs brouillent pour certains analystes la stratégie des grands groupes que sont Gazprom et Rosneft.

Une révision de la MET (Mineral Extraction Tax), très basse pour le secteur gazier, semble s"imposer pour maintenir les revenus de l"État tout en assurant la compétitivité du secteur. Moscou a raté le coche en 2006 quand elle avait tenté de faire converger les prix intérieurs et ceux à l"exportation ; aujourd"hui, avec la montée des prix du pétrole, le différentiel est trop important. Le gel des tarifs de gaz prive le pays de fonds pour assurer les investissements au moment où les champs sont en déclin (notamment les trois grands champs historiques de Yamburg, Urengoy et Medvezh"ye) et les marges faiblissent. Une autre solution consisterait à taxer les profits et non les volumes de production, pour favoriser le développement de petits ou de nouveaux champs gaziers et pétroliers et l"augmentation des rendements, mais cela exigerait un budget fédéral transparent.

À long terme la question qui se pose est - toujours - celle de la capacité de la Russie à réformer son secteur énergétique.

Le draft stratégie du ministère de l"Énergie russe pour 2035, de janvier 2014, va dans le sens d"une telle lecture: efficacité du secteur, soutien au développement des indépendants, intégration de la Communauté des États indépendants, révision du système des prix avec l"Europe en échange d"une législation plus favorable, et réforme de la taxe MET au profit d"une taxe sur les revenus marginaux.

Les Russes essaient de minimiser l"impact de la révolution des gaz de schiste aux États-Unis. En ont-ils les moyens ?

À mon sens, un des grands défis pour la Russie, c'est l"Iran et les énormes réserves de South Pars. Si les sanctions contre ce pays sont levées et si Téhéran consent les investissements nécessaires, ce pays deviendra un compétiteur significatif sur le marché gazier.

À qui profite la situation actuelle ?

À tous les acheteurs de gaz russe qui peuvent espérer des révisions avantageuses de leurs contrats, voire la suppression de la clause " take or pay". La menace de diversification est un outil de négociation supplémentaire. Mais surtout à la Chine où Vladimir Poutine doit se rendre en mai prochain pour enfin signer un contrat de vente de gaz. Les volumes en cause seraient de 60 milliards de mètres cubes par an. Les Chinois veulent obtenir le même prix que les Européens. Ils pourraient bien être les seuls à tirer leur épingle du jeu de la crise actuelle.