Publié le 30/04/2014

Cécile MAISONNEUVE

« L’on en est encore, après dix-sept ans de supranationalité, à chercher comment définir une politique commune de l’énergie, et laquelle. (…) Pouvait-on faire plus en une génération ? Ou les objectifs fixés l’étaient-ils seulement par soucis d’équilibre politique, équilibre qu’il était implicitement convenu de ne pas respecter une fois la machine mise en route ? Entre les ambitions excessives et les hypocrisies nationales, les historiens (…) auront bien du mal à faire le partage ».

Alors qu’est annoncé pour 2014 l’achèvement du marché intérieur du gaz et de l’électricité, ce constat pourrait fort ressembler à un bilan tiré dix-sept ans après le premier paquet de libéralisation du marché, adopté en 1996-1998. Il n’en est rien : ce jugement peu optimiste est porté en… 1970 sur la CECA.  

Aujourd’hui pourtant, un constat similaire pourrait être fait : la politique européenne a certes progressé, des politiques, des instruments, des règles communes ont été mises en place. Mais on observe dans le même temps, paradoxalement, une multitude de symptômes révélateurs de dysfonctionnements profonds du système : nous avons certes un marché gazier en cours de construction mais un niveau d’exposition toujours important au risque géopolitique, que rappelle la crise politique en Ukraine ; même constat pour l’électricité, avec des interconnexions qui s’accroissent mais sur fond de chaos des signaux prix et d’affaiblissement physique des réseaux ; et que dire du marché des permis d’émission de carbone, qui ne joue plus aucun rôle ? Autre paradoxe, celui des investissements dont on sait qu’ils devront être massifs, que ce soit dans les réseaux ou dans la gestion de la demande ; pourtant, c’est précisément le moment où certains grands énergéticiens investisseurs affichent des stratégies d’évitement de l’Europe, échaudés par des politiques qui n’indiquent plus aucun signal de long terme. Plus profondément encore, un modèle autarcique s’installe qui voit le retour, voire l’apologie, de la production individuelle au niveau des consommateurs individuels ou industriels, et fait fi des considérations de solidarité.

Est-ce à dire que l’histoire de la construction d’une politique européenne de l’énergie bégaye ? Faut-il accepter comme une fatalité notre incapacité collective et chronique à construire une vraie politique européenne de l’énergie ?

Ce renoncement serait, plus qu’une erreur, une faute. La construction d’une politique européenne de l’énergie n’est plus une option mais un devoir. L’enjeu n’en est ni plus ni moins que la (re)prise en main, par l’Union européenne, de son destin énergétique et, in fine, économique et stratégique : l’enjeu est géopolitique et géoéconomique.

Géopolitique parce que l’Europe est et restera dépendante pour ses approvisionnements extérieurs en hydrocarbures, quand bien même elle développerait de manière volontariste et soutenue des moyens de production domestiques sur son territoire - qu’ils s’appellent charbon, hydroélectricité, éolien, solaire, nucléaire, géothermie ou gaz de schiste – ou des politiques d’efficacité énergétique. Si l’objectif d’une réduction de cette dépendance, et de la facture énergétique qui en découle, doit être activement poursuivi, la prudence s’impose dans la trajectoire et les modalités de réduction de cette dépendance. Pour des raisons physiques, géographiques, géologiques, économiques et industrielles, l’Union européenne, comme toutes les autres grandes zones de la planète, ne peut prendre le risque de considérer que l’ère des hydrocarbures est en passe de se terminer et sous-estimer la problématique de l’accès aux ressources. Ce sont d’ailleurs les mêmes Etats qui à la fois disent construire un nouveau paradigme énergétique et poursuivent la sécurisation de leur approvisionnement en se réservant des accès directs aux grands producteurs voisins de l’Union européenne. Faut-il cependant que ce soit le Président des Etats-Unis qui rappelle aux Européens qu’avant de considérer comme une fatalité leur dépendance énergétique, ils devraient également exploiter au mieux leurs propres ressources, comme l’a dit Barack Obama lors du sommet Union européenne-Etats-Unis qui s’est tenu à Bruxelles le 26 mars 2014 ?

Géoéconomique ensuite. Selon le dernier panorama énergétique mondial de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’Europe fera, avec le Japon, partie des perdants de la compétition économique mondiale dans le domaine des exportations de produits manufacturés intensifs en énergie pendant que les émergents, mais aussi les Etats-Unis gagneront des parts de marché. Certes, grâce à des politiques d’innovation aussi bien technologiques que marketing, nous allons développer d’autres filières d’exportation. Mais là encore, la ligne de crête est étroite entre une politique tournée vers les nouvelles industries, fondées sur un système énergétique post-énergies fossiles et l’économie traditionnelle héritée des deux révolutions énergétiques (charbon, pétrole). Et l’on a trop vite décrété l’entrée dans l’ère post-industrielle sans travailler sur les continuités entre la « vieille » industrie et la nouvelle.

Les graves difficultés que rencontre la politique énergétique européenne trouvent leur source dans une approche économique défaillante, ayant elle-même des causes politiques et idéologiques. C’est cet angle politique que cette étude veut traiter. L’énergie est un sujet économique mais pas seulement, tant s’en faut : dès lors qu’on y parle beaucoup de fiscalité et de diplomatie, c’est aussi un objet politique, que les décideurs doivent se réapproprier. Il faut faire de ce moment politique qu’est 2014 un moment utile, une année de refondation en profondeur de cette politique commune, autour de deux principes : le principe de réalisme tout d’abord, qui implique de resituer la politique énergétique dans son environnement international et de remettre la question des coûts au cœur de la décision politique ; le principe de solidarité ensuite, à savoir le rappel clair de l’existence d’un intérêt général européen… qui n’est pas la somme des 28 intérêts nationaux mais aussi de ce que l’énergie doit être appréhendée en termes de système, et non d’une myriade de politiques et de projets locaux. La politique énergétique européenne doit conserver son objectif de long-terme de transition énergétique mais en revoir la trajectoire. Cette transition ne saurait être un pari technique, économique et géopolitique – ce qu’elle est pour l’heure. Elle doit être un exercice maîtrisé, ce qui implique une gouvernance, des outils et, plus profondément, un état d’esprit bien différents (III) de l’approche technocratique et non-coopérative (II) qui prévaut aujourd’hui et conduit l’Europe au chaos énergétique (I). (Télécharger le document pour lire la suite).