Publié le 27/11/2013

Thomas GOMART

Edward Snowden est celui par qui le scandale est arrivé. Que sait-on au juste de cet homme au visage juvénile né en juin 1983 ? Quels sont les ressorts psychiques et politiques de sa révélation du programme Prism ? Héros pour les uns, traître pour les autres, il reflète ce glissement de civilisation provoqué par la propagation des technologies de l’information et de la communication. Définissant la civilisation comme cette « aptitude à la transmission d’un ordre symbolique d’une génération à une autre », Alain Badiou déplore « la désorientation grandissante où se trouvent nos fils » auxquels ne serait plus proposé d’initiation. Or, la part étatique de l’initiation des fils s’est longtemps faite par le service militaire. Cette figure du maoïsme français explique, sans rire, que l’instabilité identitaire des fils d’aujourd’hui serait un symptôme, parmi d’autres, du dépérissement de l’État démocratique, amputé de ses fonctions symboliques d’initiation à la guerre. Première hypothèse : si Snowden nommait quelque chose, ce pourrait être le dépérissement de l’État américain, humilié par l’un de ses fils, décidé à révéler son hybris. Edward Snowden a bénéficié de multiples soutiens publics, notamment celui de Jürgen Habermas, qui a souligné son « courage civique exemplaire ». Seconde hypothèse : si Snowden nommait quelque chose, ce pourrait être l’aspiration à un espace public direct d’une génération de militants désormais prête à combattre toute restriction étatique en la matière, a fortiori lorsqu’elle émane de la première puissance mondiale, qui prétend être garante de la liberté d’Internet.

L’affaire Snowden rappelle aux naïfs que l’espionnage est un des plus vieux métiers du monde ; les progrès du libéralisme politique n’ont en aucun cas empêché la persistance d’une face cachée de l’État. Ils l’ont même accentuée. Plus profondément, si l’espionnage se révèle consubstantiel aux pouvoirs politiques les plus anciens, la création et le développement de services de renseignement, inscrits dans l’appareil d’État, sont étroitement liés à la modernité politique. Depuis plusieurs années, des mises en garde étaient formulées sur la tendance des régimes – autoritaires comme démocratiques – d’exercer une surveillance, un contrôle, voire une répression par voie numérique. L’affaire Snowden illustre la capacité de déstabilisation d’un individu sur l’ensemble du système diplomatique. C’est pourquoi il faut comprendre ses motivations profondes, ainsi que les réactions qu’il suscite. Edward Snowden défend une cause : divulguer des informations et documents pour dénoncer les ravages de la surveillance étatique, ainsi que les ententes entre les autorités américaines et de grands groupes privés. Dans ce domaine particulièrement sensible, toutes les manipulations sont évidemment possibles. Il n’en demeure pas moins que l’affaire Snowden signale l’apparition d’un différend fondamental entre sociétés civiles et États sur l’équilibre entre libertés individuelles et sécurité nationale. Vieux débat s’il en est, mais qui se structure aujourd’hui à l’échelle globale.