Publié le 30/11/2014

Bénédicte BRAC de la PERRIERE

En mars 2011, la Birmanie (Myanmar) prenait le monde par surprise en annonçant la mise en place d’une transition politique que personne n’attendait plus, après un demi-siècle de pouvoirs militaires autocratiques et de fermeture du pays. Deux années plus tard, c’est à la montée d’un nationalisme bouddhique agressif que l’opinion internationale assiste.

L’épidémie de violences contre les musulmans qui a débuté par les pogroms de juin 2012, dans l’Arakan, région occidentale de la Birmanie, avant de se propager à une grande partie du pays, témoigne bien de la gravité du phénomène. Dans ce pays à large majorité bouddhiste, et dont l’identité repose sur cette religion, la présence de musulmans est désormais vécue comme une menace.

Cette crise intercommunautaire, qui fait craindre pour l’unité nationale, montre que la question religieuse constitue une problématique centrale du processus de transition. Plus encore, ce qui est aujourd’hui en jeu, c’est la place de l’ordre monastique (le sangha) dans la nation, non prise en compte par la nouvelle constitution, alors qu’il représente une force considérable tant en nombre qu’en valeur (fort de 500 000 membres, il constitue une force comparable à celle de l’armée, et son influence est toujours formidable). L’ouverture politique a en effet conduit à une intense mobilisation du sangha sur la scène publique, au nom de la défense du bouddhisme. L’objectif de cette étude est justement d’analyser les positionnements complexes des moines au sein du sangha.

Pour comprendre la situation actuelle, l’étude opère d’abord un retour sur l’histoire et rappelle que le pouvoir politique birman a toujours entretenu des relations symbiotiques avec le sangha. La question religieuse fut ainsi un des principaux moteurs de l’émergence du nationalisme birman dans les années vingt et trente et certains moines en furent des acteurs éminents. Après l’indépendance (1948) et pendant toute la période parlementaire (1948-1962) l’ordre monastique resta au cœur de l’histoire de la Birmanie. Après le coup d’Etat de Ne Win (1962), la politique religieuse des administrations militaires qui se sont succédées a correspondu, globalement, à la mise sous contrôle du sangha, rendant par ailleurs incompatible l’action politique, voire sociale, et le statut religieux.

Pourtant, dès avant la phase d’ouverture politique, une nouvelle génération de moines s’est mobilisée, en se donnant les moyens d’agir dans le monde, indépendamment des régimes militaires. Le développement de l’action sociale, comme celui de la prédication de masse et de l’enseignement de la méditation à un large public, ont conféré à certains abbés une plus grande autonomie. Le sangha a ainsi acquis une capacité d’initiative qui, dans la phase transitionnelle actuelle, lui permet de réinvestir massivement le champ social et politique birman. Surtout, les moines revendiquent désormais la défense de la religion comme de leur responsabilité et à ce titre se positionnent comme les garants d’une identité nationale exclusivement bouddhiste. Dans cette fonction, ils réintègrent une place très forte, dont les militaires les ont longtemps privés et que, selon eux, le gouvernement actuel ne peut assumer.

C’est dans ce contexte d’activisme monastique que s’inscrivent les violences antimusulmanes récentes. Ces émeutes ont en effet été alimentées par une campagne massive de prédication monastique – connue sous le nom de campagne « 969 » - appelant au boycott des commerces tenus par des musulmans au nom de la défense du bouddhisme. Le moine Wirathu, qui revendique la responsabilité de la campagne, incarne la figure de ce nationalisme religieux extrémiste. Le discours dominant sur la nécessité de défendre le bouddhisme a aussi débouché sur la création début 2014, de l’association Ma Ba Tha. Cette association monastique promeut un nationalisme bouddhique exclusif qui fait peu de cas de la composition complexe de la population birmane. Elle semble aussi en porte-à-faux avec la conception des droits de l’homme à l’occidentale, en termes de libertés individuelles. Le Ma Ba Tha est aujourd’hui devenu l’organe incontournable de la reformulation monastique du nationalisme bouddhique birman. Paradoxalement, en retirant la fabrique de l’identité nationale des mains des militaires, la réforme politique a permis aux religieux de s’en emparer.

Il existe néanmoins une opposition au discours envahissant du Ma Ba Tha, mais une opposition dont la voix ne peut s’exprimer pleinement tant la critique des moines est un exercice périlleux dans la société birmane. A ce titre, l’étude porte l’éclairage sur un texte qui circule dans les milieux monastiques, sous l’intitulé « Discours adressé aux religieux… ». L’insistance sur la nécessité de défendre l’enseignement bouddhique rapproche ce discours, dans une certaine mesure, de celui du Ma Ba Tha. Mais, contrairement à ce dernier, ce discours d’une part, ne présente pas d’hostilité à l’islam et, d’autre part, adopte un positionnement résolument politique, réclamant le droit de vote, la représentation parlementaire, mais aussi le statut de religion d’Etat pour le bouddhisme. Son programme est centré sur le statut politique des religieux et, loin de refuser la rhétorique des droits de l’homme, il l’emprunte pour l’appliquer aux religieux.

Ainsi, en autorisant la liberté d’expression, la transition démocratique pousse les moines à revendiquer, pour eux et au nom de la défense du bouddhisme, leur place dans le jeu politique. Somme toute prévisible, ce développement favorise un nationalisme religieux dont certains moines sont à l’initiative et qui peut être vu comme une réaction de défense face aux valeurs nouvellement introduites de la démocratie et des droits de l’homme. La crise dont souffre le bouddhisme birman aujourd’hui est celle de la montée d’un nationalisme religieux exclusif : c’est une crise de l’identité nationale et une crise de la place du sangha dans la Birmanie en transition.