Publié le 30/01/2015

Sylvie CORNOT-GANDOLPHE

Après la révolution des gaz de schiste, les États-Unis vivent depuis 2010 une deuxième révolution avec le développement très rapide des Light Tight Oil (LTO) ou pétroles de schiste. Ce développement a permis d’augmenter la production de pétrole et de liquides du pays, faisant des États-Unis le premier producteur au monde, devant l’Arabie Saoudite et la Russie.

La production des LTO représente maintenant 55 % de la production américaine de pétrole et a permis aux États-Unis de diminuer leurs importations de pétrole, d’augmenter leurs exportations de produits pétroliers. Elle a aussi des répercussions importantes sur le marché pétrolier mondial, les flux échangés et plus récemment les prix du pétrole.

Tout comme les gaz de schiste, cette production a un impact très positif sur l’économie des États-Unis, en particulier sur sa balance commerciale, mais aussi sa sécurité d’approvisionnement pétrolier. Elle a permis au pays de réduire la dépendance de sa consommation pétrolière vis-à-vis des importations de 60 % en 2005 à 27 % en 2014. Il convient également de noter les conséquences industrielles importantes de ce développement dans le secteur du raffinage américain, qui réalise des marges importantes, grâce au différentiel de prix entre le Brent et le WTI.

La chute des prix du pétrole, de plus de 50 % pour le WTI entre juin et début janvier 2015, entraîne une incertitude majeure sur la capacité des producteurs américains à poursuivre l’investissement nécessaire à la continuation de cette révolution. Les dépenses d’exploitation (OPEX) de la production des LTO étant limitées, la production des puits existants n’est pas remise en question. Mais la production est caractérisée par un déclin très rapide de la production initiale par puits (entre 60 et 90 % la première année), qui requiert des investissements en continu dans de nouveaux puits pour maintenir/accroître la production. Ce déclin très rapide induit une forte dépendance des projets au prix du brut de la première année de production, contrairement aux pétroles conventionnels, dont l’économie est fondée sur des durées beaucoup plus longues. Ainsi, la chute des prix fait craindre un arrêt des investissements dans les pétroles de schiste et une chute de la production.

Les prix breakeven, ou prix d’équilibre ou point mort, nous renseignent sur le prix minimum nécessaire aux projets de forage pétrolier pour être rentables. Il convient cependant d’en nuancer la portée. Le coût de production des LTO est un facteur déterminant, mais il est pratiquement spécifique à chaque puits, tant les propriétés géologiques d’un bassin à un autre diffèrent, y compris à l’intérieur d’une même formation entre les sweet spots et les puits à la périphérie. Il apparaît que les trois formations/bassins déjà bien développés (Eagle Ford, Bakken et le bassin Permian), qui produisent la majeure partie de la production actuelle, ont des sweet spots offrant des prix breakeven relativement bas, surtout si l’on considère les coûts d’acquisition des surfaces et les coûts en infrastructures comme échoués (coûts « mid-cycle »). On peut donc s’attendre à un déplacement de l’activité de forage vers les sweet spots de ces bassins, ce que confirment les annonces faites par les opérateurs et la répartition de la baisse des forages par formation/état observée depuis décembre 2014.

Par ailleurs, les progrès technologiques et la réduction escomptée du coût des services de forage et « complétion » accroissent la résistance des opérateurs aux prix bas. Les progrès technologiques font partie intégrante de l’industrie des hydrocarbures de roche-mère et ont permis de réaliser des gains d’efficacité et de productivité significatifs. La réelle percée s'est produite au cours des deux dernières années avec l'apparition du forage horizontal à longue portée (jusqu'à 3 kilomètres) combiné à la fracturation hydraulique en plusieurs étapes. En 2014, les entreprises ont testé avec succès la réduction de l’espacement entre puits. Cette nouvelle stratégie est importante dans le contexte actuel puisqu’elle permet de forer de nouveaux puits dans des formations déjà développées, sans coût additionnel d’exploration et d’infrastructures.

Mais les prix breakeven ne suffisent pas à eux seuls à expliquer le niveau d’investissement à venir. D’autres critères importants, tels que les cash flows disponibles, le montant de la dette, les stratégies de hedging de la production, spécifiques à chaque opérateur, vont également déterminer la capacité des opérateurs à réinvestir dans de nouveaux puits. La plupart des indépendants américains ont largement fait appel à l’endettement pour financer leurs programmes de forage. La poursuite de cette stratégie requiert qu’ils aient toujours accès aux marchés des capitaux à des taux avantageux, comme cela a été le cas depuis 2010. La question est encore plus cruciale pour certains indépendants qui consacrent une part importante de leurs recettes au service de leur dette. Comme les réserves d’hydrocarbures de schiste servent de garantie aux emprunts, la chute du prix du pétrole va réduire la valeur des actifs et la capacité des opérateurs à s’endetter, voire dans certains cas, à rembourser leurs emprunts, une situation aggravée par la baisse des revenus. Les sociétés les plus endettées, en particulier, celles qui ont recours à l’endettement via le marché des junk bonds sont les plus exposées, suite à la baisse des prix des junk bonds et la hausse des rendements demandés par les investisseurs sur ce marché. Si la baisse des prix se prolonge, certains indépendants ne pourront pas continuer à financer leurs programmes de forage, même dans le cas où les forages seraient rentables. On peut donc s’attendre à un mouvement de consolidation du secteur. D’un autre côté, de nombreux opérateurs ont vendu une part importante de leur production de 2015 sur les marchés à terme, les immunisant en partie de la chute des prix. Ainsi, l’impact de la chute des prix du brut sera différencié, non seulement en fonction des bassins pétroliers, mais aussi des opérateurs.

La tendance de fond de 2015 se dessine. Les opérateurs qui ont annoncé leur budget 2015 en novembre/décembre 2014 prévoient des réductions de leurs dépenses en capital (CAPEX) de 20 à 50 % et une baisse de l’activité forage équivalente. Toutefois, malgré ces réductions, la plupart des indépendants américains espèrent augmenter leur production en se focalisant sur les bassins les plus productifs, en différant les travaux exploratoires de nouvelles formations et en réduisant leurs coûts, en particulier ceux liés au forage et à la « complétion ». La croissance de la production devrait toutefois ralentir par rapport à 2014 : des hausses de 10 à 20 % sont annoncées, à comparer aux 28 % de croissance réalisée en 2014 pour la production totale de LTO.

C’est à la fois le niveau des prix et sa durée qui va déterminer l’ampleur de la réaction des producteurs de pétrole de schiste américains, qui dépend également de la réponse des autres producteurs de pétrole conventionnel et non conventionnel. Si la baisse des prix se prolonge, elle devrait ralentir la croissance de la production de LTO, mais pas l’annuler complètement. Sur la base d’un prix moyen du WTI de 55 $ en 2015 (et 71 $ en 2016), l’Energy International Administration (EIA) prévoit une augmentation de la production américaine de pétrole de 0,6 Mb/j en 2015, la moitié de la hausse observée en 2014.

La capacité des producteurs américains de LTO à résister aux niveaux bas des prix et s’adapter aux cycles pétroliers est un test non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour tous les pays qui cherchent à développer leurs hydrocarbures de roche-mère.