Publié le 15/04/2016
Manifestation en Europe

Thierry de MONTBRIAL, interviewé par Marie-Laetitia Bonavita dans LE FIGARO

Entretien paru dans Le Figaro du 15 avril 2016. Propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita. L'auteur, membre de l'Institut et fondateur de l'Institut français des relations ­internationales (Ifri), met en garde contre le danger de la déconstruction européenne dont témoignent la montée du populisme et la succession de crises.

LE FIGARO.- La victoire du non au référendum néerlandais est un avertissement pour l’Europe. Comment expliquez-vous que le non l’emporte souvent sur le oui?

Thierry de MONTBRIAL : Le référendum néerlandais portait sur un accord d’association avec l’Ukraine, à la fois technique et politique car il renvoie à la question des rapports délicats de la Russie avec l’Europe.  Le bon usage des référendums dépend de la culture politique propre à chaque nation. Ainsi les Suisses ont-ils coutume, dans les « votations », de répondre strictement aux questions qui leur sont posées. À l’inverse, en France les citoyens répondent rarement à la question posée, mais confortent ou sanctionnent le gouvernement en place.

Ces formes d’élections-test se déroulent - en Europe comme aux États-Unis, avec les candidatures de Bernie Sanders et surtout de Donald Trump - dans une période où nos démocraties sont menacées par le populisme. Ce phénomène est alimenté par les multiples désordres du monde et la difficulté des démocraties à y faire face.

 

Si la Grande-Bretagne optait effectivement pour le Brexit, l’Europe serait-elle perdante ou gagnante?

Il ne faut jamais oublier que la Grande-Bretagne est une île. Elle s’est toujours montrée ambigüe vis-à-vis de la construction européenne. C’est pourquoi le général de Gaulle s’était opposé à son entrée il y a près d’un demi-siècle.

La vraie difficulté d’un « Brexit » tient aux complications qui en résulteraient pour l’Union européenne et mobiliseraient les énergies de tous au dépens des autres priorités. Les traités de l’Union n’ont pas prévu la sortie d’un de ses membres. Peut-on dénouer aisément des liens tissés pendant plus de trois décennies? Comment réagiraient l’Écosse ou le Pays de Galles ? Y aurait-il un effet de contagion sur la Catalogne et, pourquoi pas, sur d’autres pays?

 

Justement, les Hongrois, poussés par le président Viktor Orban, risquent de rejeter, via un référendum, les quotas de réfugiés en Europe. Comment concilier les droits et les devoirs de chaque Etat-membre au sein de l’Union européenne?

L’Europe a davantage une culture de droits que de devoirs. Au lendemain de la chute de l’URSS, les pays de l’Europe de l’Est trouvaient naturel que l’Europe les accueille et les aide massivement. Certains d’entre eux, comme la Hongrie, s’en tiennent à une interprétation strictement juridique des traités, mais ne semblent pas adhérer vraiment au projet politique de la construction européenne.

À cela il faut ajouter les effets d’une fausse symétrie: ces pays comparent souvent le dirigisme de Bruxelles à l’impérialisme soviétique ! Certains rêvent d’un lien renforcé avec les États-Unis, qui ont l’avantage d’être plus lointain… Attention au mythe du Prince charmant.

Face à ces dérives, les pays fondateurs, soumis par ailleurs au populisme, ont le plus grand mal à s’adapter.

Reconnaissons toutefois que la Grande-Bretagne ou la Hongrie n’ont pas nécessairement tort sur tout. La demande de Londres d’adapter la clause du meilleur traitement social accordé aux expatriés européens n’est pas entièrement infondée. De même les réticences de la Hongrie face aux vagues de migrants renvoient-elles à l’inadéquation des frontières extérieures de l’Europe.

 

Comment faire la démonstration de l’efficacité du système européen pour convaincre les peuples d’adhérer au projet communautaire?

D’abord, en disant clairement que les problèmes ne peuvent être réglés du jour au lendemain. Toute la difficulté est de concilier le temps court de la démocratie et des technologies de l’information avec le temps long du règlement de crises de nature structurelle. Par exemple, la crise des réfugiés est liée aux politiques au Moyen-Orient. La réparation de l’eurozone n’est toujours pas achevée.

Ensuite et surtout, évitons d’attaquer constamment le principe de la construction européenne. Il serait catastrophique de retourner à la multiplication des nationalismes comme avant la Seconde Guerre mondiale.

 

L’Europe peut-elle vivre sans la locomotive du couple franco-allemand? Angela Merkel n’a-t-elle pas donné un coup de canif en négociant seule avec le président turc Erdogan la question des réfugiés ?

Le couple franco-allemand reste plus que jamais au cœur de la construction européenne. L’Allemagne est d’ailleurs justement préoccupée à l’idée que ce tandem puisse être menacé. Bien sûr, il est facile de faire des reproches à nos voisins d’outre-Rhin mais la réciproque est vraie. Alors que l’Allemagne de Schröder a accompli les réformes économiques nécessaires, la France ne parvient toujours pas à le faire. Le feuilleton de la loi El Khomri en est une parfaite illustration. Si l’on continue ainsi, c’est la France qui serait obligée un jour ou l’autre de quitter la zone euro. Ce serait alors le début de la déconstruction européenne, avec une agonie qui pourrait s’étendre sur des années. Tel est l’enjeu de la prochaine élection présidentielle.

N’oublions jamais que l’Histoire est tragique. L’Europe postsoviétique a déjà connu une guerre, en Bosnie-Herzégovine. A long terme, elle n’est pas à l’abri d’autres formes de guerre auxquelles on ne pense pas aujourd’hui, au-delà de celle que nous mènent les terroristes. Le plus grand danger serait de croire que le projet européen n’est pas mortel.

 

Si la construction européenne était à refaire, par quoi aurait-on dû commencer?

La construction européenne est un phénomène de nature épigénétique. On ne peut prévoir exactement ni son évolution, ni son aboutissement. Sur le long terme, on pourrait imaginer une Europe reconfigurée en cercles concentriques. Le couple franco-allemand resterait naturellement au cœur du noyau. On trouverait la Grande-Bretagne sur une orbite périphérique, et pourquoi pas – au-delà - la Turquie…

 

L’Europe est-elle déjà en train de sortir de l’Histoire?

Pas encore et j’espère jamais. La foi dans la construction européenne est affaiblie, mais il reste une petite lumière. La foi, c’est en l’occurrence la croyance dans un aboutissement heureux de cette construction et dans son rayonnement à travers le monde. A côté de la foi, il y a l’espérance dans  la paix et la prospérité de notre continent. Il y a aussi la charité, c'est-à-dire la solidarité qu’implique toute entreprise communautaire. La vision sous-jacente au projet européen est le contraire absolu de la vision satanique du monde projetée par les terroristes. Elle est un projet de lumière, au singulier et au pluriel.