Publié le 26/10/2018

Maxime AUDINET,  interviewé par Veronika Dorman pour Libération

Selon le chercheur Maxime Audinet, le «sharp power» à la Poutine vise à délégitimer l’Occident néolibéral plutôt qu’à vanter son modèle. Le Kremlin n’est pas à l’origine de la montée des populismes dans le monde, mais surfe sur la vague et l’amplifie à des fins pragmatiques.

Chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et doctorant à Paris-Nanterre, Maxime Audinet se penche depuis plusieurs années sur l’influence de la Russie.

Quelle est la place de la politique d’influence russe dans la montée des populismes de droite ?

Il est évident que la politique d’influence russe n’est pas la cause du phénomène. Il serait absurde de considérer que la Russie est à l’origine de la droitisation des sociétés occidentales, comme l’Union soviétique pouvait directement contribuer, par sa politique d’influence tous azimuts, à l’avènement et au maintien de régimes communistes dans les démocraties populaires et certains Etats du «tiers-monde». La politique d’influence russe est double : il y a du soft power classique, visant à améliorer l’image du pays et promouvoir sa vision du monde, et il y a ce qu’on commence à appeler le «sharp power», des actions informationnelles plus subversives, plus furtives, comme les manipulations de l’information, les ingérences cybernétiques, les usines à trolls, etc. La Russie n’est pas la cause de la droitisation, mais elle cherche à capitaliser sur les mouvements populistes, à les amplifier. Elle entend légitimer auprès des publics occidentaux les codes de la rhétorique populiste, en particulier de droite et d’extrême droite en Europe, en faisant penser qu’ils peuvent constituer des alternatives crédibles aux dérives néolibérales. La Russie est finalement l’aiguillon de ces populismes.

Quels sont les thèmes principaux développés pour influencer les audiences occidentales ?

Ils ne relèvent pas tous du populisme : la défense systématique de l’intervention russe en Syrie ou la critique de la politique étrangère américaine, par exemple. Ils ne reflètent pas non plus nécessairement les discours et les contenus médiatiques développés en Russie, même pour légitimer le régime et son action intérieure. Ainsi, la critique des flux migratoires ou de l’islam ne fait absolument pas les choux gras des chaînes d’Etat. La ligne éditoriale de l’audiovisuel public extérieur russe n’est donc pas la même que celle de l’audiovisuel public intérieur. En Europe, le caractère «populiste» des contenus véhiculés par Russia Today (RT) et Sputnik se reflète dans plusieurs sujets de prédilection : la critique de Bruxelles et d’une action antidémocratique de la Commission européenne, opposée à une valorisation des forces souverainistes ; la surmédiatisation des tensions interconfessionnelles et du risque sécuritaire entraîné par l’arrivée des réfugiés ; et à une échelle plus globale, la critique d’un «système» international néolibéral ne bénéficiant qu’aux élites mondialisées.

Repère-t-on une stratégie russe particulière ? Y a-t-il des variations selon les pays et les régimes que vise la politique d’influence ?

Dans les pays occidentaux, RT et Sputnik s’associent volontiers aux populismes de droite, voire d’extrême droite, souverainistes, eurosceptiques et opposés à la cohésion transatlantique. Mais dans sa version hispanophone, RT verse clairement plus à gauche et soutient toute la gauche bolivarienne, très anti-impérialiste. C’est une distinction importante. Le dénominateur commun, c’est que la Russie appuie des régimes qui s’élèvent contre la supériorité normative de «l’Occident libéral», contre les Etats-Unis et leur action de politique étrangère, mais s’adapte aux contextes régionaux. La ligne éditoriale des médias russes en Europe est donc plutôt souverainiste et conservatrice, plutôt à gauche en Amérique latine, tandis qu’aux Etats-Unis, sur RT America, c’est hybride. Pendant la campagne présidentielle, le propos était très anti-Clinton, sans être totalement pro-Trump. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’éditorialistes et de chroniqueurs qui viennent de la gauche socialiste américaine, tendance chomskiste. Ils critiquent violemment les institutions américaines (en particulier la Maison Blanche et le Congrès) lorsque celles-ci défendent un agenda néoconservateur ou contribuent à la détérioration des relations avec la Russie. La ligne éditoriale de RT reste dans tous les cas compatible avec le discours officiel du Kremlin et sa ligne de politique étrangère, qu’elle cherche coûte que coûte à légitimer auprès de ses audiences.

Hormis les médias, quels sont les autres outils d’influence utilisés ?

Les institutions de la diplomatie culturelle russe, des réseaux d’ONG travaillant avec les membres de la diaspora russe («compatriotes de l’étranger») agissent dans le monde entier, en particulier dans l’espace post-soviétique et en Europe centrale et orientale. Au-delà de leur mission initiale (par exemple la promotion de la culture russe), ces organisations sont parfois utilisées pour promouvoir un contenu idéologique conservateur, traditionaliste, mettant en avant les valeurs spirituelles et morales que défend la Russie, notamment à travers le réseau international du patriarcat de Moscou. Ces organisations russes sont en ce moment très actives dans certains pays des Balkans qui manifestent des velléités pro-occidentales, comme le Monténégro, qui vient de rejoindre l’Otan, ou la Macédoine, où l’issue favorable du référendum sur le changement de nom va permettre au pays d’entamer un rapprochement avec le camp euro-atlantique grâce à la levée du veto grec.

S’il n’y a pas d’objectif d’expansion idéologique, quel est le butdu Kremlin ?

En réalité, il y a une dimension très pragmatique dans le jeu d’influence de la Russie. Les valeurs conservatrices et traditionalistes que prône Moscou relèvent principalement de la rhétorique. Ce ne sont d’ailleurs pas des valeurs fondamentalement ancrées dans la société russe, comme pouvaient l’être les idéaux marxistes-léninistes dans le passé. Cette promotion idéologique est avant tout négative. Au lieu de promouvoir des idées et des valeurs positives qui érigeraient la Russie en exemple, il s’agit davantage de délégitimer les valeurs libérales, de semer la division au sein des sociétés occidentales, de critiquer ce que les milieux conservateurs considèrent comme des dérives morales (par exemple la mise en cause de la famille «traditionnelle» ou l’adoption du mariage gay). Joseph Nye, qui a élaboré le concept [dans les années 90, ndlr], qualifie à ce titre l’influence russe de «soft power négatif», qui cherche à décrédibiliser l’adversaire plutôt qu’à faire valoir ses positions. Le soutien aux populismes illibéraux, de droite comme de gauche, est donc avant tout mû par un intérêt pragmatique et politique, puisque ces forces sont plus favorables à un rapprochement avec Moscou.

Peut-on réellement mesurer le succès de la politique d’influence russe ?

On observe en Occident la montée de forces populistes souvent proches de la Russie de Vladimir Poutine. La tentation est grande de dire qu’elle a un rôle fondamental à l’origine de ces pulsions, puisqu’elle assume ce modèle depuis plus longtemps. Certains parlent d’un processus de «poutinisation» des élites politiques, en Hongrie, en Pologne, aujourd’hui en Italie… Là encore, on brouille la chaîne causale : l’influence russe est un facteur d’amplification et non pas la cause du phénomène. On peut certes mesurer les audiences de RT, analyser l’exposition des utilisateurs de Facebook aux contenus prorusses ou observer la fréquentation des centres culturels russes et en tirer des conclusions, mais la montée de ces populismes est davantage due à des facteurs endogènes, internes aux sociétés occidentales, comme la crise financière de 2008.

Quid de l’ingérence de la Russie dans les processus électoraux en Occident et dans l’espace post-soviétique ?

La Russie cherche manifestement, de manière plus ou moins ciblée, à influencer les électeurs pour favoriser des candidats qui lui sont plus favorables, grâce à son arsenal médiatique, ses usines à trolls, ses ONG ou l’action de ses services de renseignement. Ces actions, parfois agressives, sont certes répréhensibles et nécessitent une riposte politique. Mais affirmer que le Kremlin a fait élire Trump ou basculer le vote du Brexit est très problématique : d’une part, mesurer isolément l’impact de l’influence russe, parmi une nébuleuse «d’influenceurs» beaucoup plus large (autres médias, réseaux sociaux, faiseurs d’opinion), relève de l’impossible, en particulier en période de campagne électorale ; d’autre part, pointer du doigt la propagande russe constitue une échappatoire facile pour qui souhaite se dédouaner de ses responsabilités politiques.

Du reste, la Russie n’applique pas forcément à l’intérieur les idées et valeurs qu’elle soutient à l’étranger…

Une frange très importante de la société russe n’applique pas en pratique les principes réactionnaires et conservateurs défendus par une partie des élites. Le taux d’IVG (37 pour 1 000) y est supérieur à tous les pays occidentaux, le taux de religiosité effectif est assez bas… Au sein des élites dirigeantes, en particulier de l’administration présidentielle, le conservatisme ne fait pas consensus. Il n’y a pas d’unanimité idéologique ni de rigidité doctrinale comme à l’époque soviétique. Donc la promotion d’idées compatibles avec le populisme de droite est surtout utilisée de manière opportuniste. On fonctionne à la tête du client, et on adapte en fonction des situations locales. On va appuyer Fillon, puis on se rend compte qu’il n’est plus dans le coup, donc on soutient Le Pen. Si Mélenchon était passé au second tour, RT l’aurait probablement moins égratigné que Macron. En somme, la «russophilie», ou du moins l’absence d’hostilité envers la Russie, reste pour Moscou un critère de sélection plus important que la défense des «valeurs traditionnelles». Il faut bien comprendre que le «poutinisme» n’est pas un populisme à proprement parler, en tout cas si l’on se place du point de vue de la politique intérieure russe. Ses principes fondamentaux, comme la verticalité du pouvoir, l’exigence d’unité, la restauration de la puissance, ne sont pas des thèmes récurrents du discours populiste.
 

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