Publié le 08/01/2018

Maxime AUDINET, article paru dans Sud Ouest

En tête de pont de ce mouvement, la chaîne de télévision RT, qui s’est positionnée, à partir de 2008, comme un média global "alternatif".  Un véritable instrument de politique étrangère pour la Russie.

L’influence russe est aujourd’hui largement considérée, dans les pays occidentaux, à l’aune de son versant médiatique et cybernétique : engagée dans une « guerre de l’information », la Russie postsoviétique cherche, par ses outils de propagande et ses « usines à troll », à déstabiliser les démocraties libérales, s’ingérer dans les processus électoraux et conditionner l’opinion des électeurs sur les réseaux sociaux.

Cette représentation, forgée au cours de la crise ukrainienne et véhiculée à grand bruit par la direction du renseignement américain en janvier 2017, s’est imposée dans le débat français lors de la campagne présidentielle et, plus récemment, avec le lancement de la chaîne d’information en continu RT-France, dernière en date de la compagnie publique russe RT (ex-Russia Today). Adossée à un contexte de confrontation idéologique et géopolitique, elle ne reflète pourtant que de manière parcellaire, et souvent exagérée, l’état, l’orientation et la portée de la politique d’influence russe.

Un dispositif complet de diplomatie publique

Cette politique s’appuie en effet sur un dispositif plus large, mis sur pied par le gouvernement russe après la « Révolution orange » de 2004 en Ukraine – d’essence libérale et pro-européenne – pour reconfigurer sa politique étrangère et renforcer ses capacités de « soft power ». Toutes les branches traditionnelles de la diplomatie publique sont concernées, de la diplomatie culturelle à l’audiovisuel extérieur public en passant par des politiques promotionnelles visant à former une image de marque (nation branding) pour le pays. Plusieurs institutions sont ainsi rénovées sur la base d’anciens organismes soviétiques ou créées de toutes pièces, en miroir des instruments ayant fait leur preuve à l’étranger, comme les Instituts Confucius chinois ou les grandes chaînes transnationales anglo-saxonnes (CNN International, BBC World). Parmi les plus notables, le groupe RT a été lancé en 2005 sur des bases modestes, mais compte aujourd’hui six chaînes de télévision, six journaux en ligne et des dizaines de comptes sur Facebook, Twitter et YouTube.

La fondation Rousskiï Mir (« Monde russe ») pour la sauvegarde de la langue russe a été souhaitée par le Président russe en 2007, face à la chute du nombre de russophones dans l’espace postsoviétique. Restructurée en 2008, l’agence Rossotroudnitchestvo, qui dépend du ministère des Affaires étrangères (MID), supervise les activités des instituts culturels russes, au nombre d’une centaine dans le monde. Héritières du Sovinformburo soviétique et de la célèbre Radio Moscou, l’agence fédérale d’information Rossia Segodnia et sa branche internationale Sputnik, consœur de RT, sont apparues en 2013–2014 à la suite d’une réforme de l’audiovisuel extérieur public.

La miagkaïa sila, pouvoir d’influence en contexte illibéral

Le modèle de diplomatie publique érigé en Russie est étatisé et très faiblement pluraliste au regard des objectifs de politique étrangère définis par l’administration présidentielle et le MID. Ses acteurs, y compris non- gouvernementaux (ONG, cercles de réflexion), suivent une ligne manifestement loyaliste, compatible avec la vision du monde qui prévaut à Moscou. Celle-ci s’organise autour d’une triade « souverainisme, conservatisme, multilatéralisme » et, par extension négative, s’oppose à l’atlantisme, au libéralisme politique et à la préservation d’un ordre mondial unipolaire dominé par les Etats-Unis.

Cela étant dit, peut-on parler de « soft power » dans le cas de la Russie, eu égard à son usage fréquent dans le discours politico- diplomatique russe, sous sa traduction en « miagkaïa sila » (littéralement, force douce) ? Peut-on décloisonner le cadre conceptuel développé par Joseph Nye, taillé au début des années 1990 pour la politique étrangère américaine, et l’adapter au cadre russe contemporain, autoritaire et illibéral ? Oui, à condition de comprendre la manière dont les acteurs de l’influence russe ont interprété le concept et ont reformulé ses modes de projection dans leur pratique de la diplomatie publique.

Un « soft power » négatif

Pour Nye, le soft power renvoie en première instance à la « puissance d’attraction », à la capacité qu’un pays développe pour persuader et conditionner les choix et les préférences de ses cibles (populations, gouvernements), sans recourir à la force ou la rétribution (hard power) mais en s’appuyant sur sa culture, ses valeurs et son action politique. Bien consciente de l’attractivité limitée de son « modèle » sociopolitique, la Russie s’attache moins à la renforcer qu’à démystifier et fragiliser le potentiel d’attraction des pays occidentaux. Cette tendance s’est particulièrement accentuée au cours du troisième mandat de Vladimir Poutine (2012–2018). Le pays tente ainsi de se positionner comme une puissance révisionniste et concurrentielle, en tournant à son avantage la crise du modèle libéral-universaliste et la montée des populismes traversées par les sociétés occidentales. Nye qualifie à ce titre l’influence russe de « soft power négatif ».

Les médias internationaux sont aujourd’hui les plus représentatifs de cette composante du « soft power » russe. Après avoir cherché pendant quelques années, sans succès, à diffuser une image positive de la Russie, RT s’est finalement positionné, à partir de 2008, comme un média global « alternatif », devenu depuis son leitmotiv communicationnel : ses chaînes entendent contrer les « médias mainstream » et « briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information », comme l’avait professé Vladimir Poutine en visitant les locaux de la rue Borovaïa à Moscou, en 2013. Plus substantiellement, leur politique éditoriale est relativiste (« tout se vaut », « il n’y a pas d’objectivité ») mais assumée, généralement destinée à des audiences contestataires et antilibérales, de droite comme de gauche. Elle est toutefois déclinée en fonction des pays ciblés et de leur environnement national.

RT France présente ainsi un visage clairement souverainiste, critique l’action présidentielle d’Emmanuel Macron et surmédiatise les événements susceptibles d’incarner les points de fracture de la société française (terrorisme, manifestations, tensions interconfessionnelles). Plus complotiste et de moindre qualité, mais orchestré par la même rédactrice en chef, Margarita Simonian, Sputnik a complété en 2014 le dispositif. Véritable instrument de politique étrangère pour la Russie, son audiovisuel extérieur public est en somme financé par l’État à hauteur de 360 millions d’euros en 2018 (France Médias Monde a reçu, en 2017, 256 millions d’euros de subventions publiques).

Selon IPSOS, RT était regardée, toutes chaînes confondues, par 70 millions de téléspectateurs par semaine en 2016. D’après les estimations de la plateforme SimilarWeb, les sites de RT et Sputnik sont respectivement visités par 43 et 23 millions de visiteurs uniques par mois, dont 2 millions pour le site RT France et 2,4 pour Sputnik France. Leur marque de fabrique « alternative » est autant la source de leur succès relatif que des accusations récurrentes de propagande dont ces médias font l’objet. Pourtant, contrairement à une idée reçue, leur potentiel de désinformation réside aujourd’hui bien moins dans la propagation de « fake news » que dans cette ligne éditoriale intrinsèquement sélective et relativiste.

En direction de la diaspora russe

Plutôt que de mobiliser au-delà de son périmètre de prédilection, la miagkaïa sila tend également à fidéliser des publics possédant a priori des attaches culturelles et spirituelles avec la Russie ou partageant la même vision du monde. Cette politique vise prioritairement la diaspora russe, estimée à trente millions de personnes, en particulier dans les anciennes républiques soviétiques. Les « compatriotes de l’étranger » représentent, pour les autorités, autant d’avocats de la culture russe ou de relais d’influence dans leurs pays de résidence. Le soutien aux écoles russes de l’étranger, les facilités données aux jeunes compatriotes pour venir étudier en Russie, la promotion culturelle classique et idéologisée des centres de Rossotroudnitchestvo ou l’inauguration à Paris, en octobre 2016, du Centre spirituel et culturel orthodoxe, constituent les manifestations diverses de cette entreprise de fidélisation.

Enfin, plusieurs organismes non-gouvernementaux, comme la fondation ISEPR, l’Institut de stratégie nationale ou le think tank Rethinking Russia, s’emploient à faire du conservatisme russe une ressource de « soft power ». Le but est de positionner la Russie comme un bastion de l’illibéralisme institutionnel et moral et comme la sentinelle des « valeurs européennes traditionnelles ».

Néanmoins, ce corpus de valeurs ne constitue vraisemblablement pas un modèle alternatif exportable, à l’instar de l’idéologie marxiste-léniniste à l’époque soviétique. D’une part, sa capacité de mobilisation hors de Russie est restreinte, conduisant le plus souvent à des alliances opportunistes avec des forces souverainistes européennes ; d’autre part, l’ancrage effectif du conservatisme au sein de la population russe présente, selon des indicateurs clés (taux de divorce, nombre d’avortements, religiosité effective) de nombreuses limites. Son usage dans l’arène internationale, symptomatique d’un soft power fondé sur la compétition, permet avant tout à la Russie de s’opposer, au moins discursivement, à « l’Occident libéral ».

 

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