Publié le 10/12/2018

Raphaël DANINO-PERRAUD

En septembre 2010, la Chine stoppait toute exportation de terres rares et produits associés à destination du Japon, privant l’industrie nippone d’éléments essentiels à sa production. Si cette décision a révélé au grand public les tensions régnant sur le commerce des matières premières minérales et le monopole de la Chine sur un groupe de métaux particuliers, les pays occidentaux avaient déjà pris certaines initiatives sinon pour diminuer du moins pour analyser leurs vulnérabilités sur le segment des matières premières minérales. En effet, dès 2008, la Commission européenne donnait naissance à l’Initiative pour les matériaux critiques (Raw Materials Initiative). Basée sur trois piliers que sont la production soutenable et légale de matières premières minérales, la maîtrise des routes d’approvisionnement de l’Union européenne (UE) et une stratégie d’efficience des ressources à travers le recyclage, elle a également permis l’établissement d’une liste de matériaux critiques.

Comment définit-on un minerai critique ?

Selon France Stratégie, c’est « un métal dont la chaîne d’approvisionnement est menacée et pour lequel l’impact d’une restriction d’approvisionnement serait néfaste à l’économie d’un pays ». Ce sont également des métaux possédant des caractéristiques économiques et géologiques particulières : « technologiques » puisqu’ils sont principalement utilisés dans les nouvelles technologies appliquées à l’électronique, la défense et la transition énergétique ; une certaine rareté car ce sont des métaux dont la production est faible en comparaison des métaux dits « de base » que sont le fer, l’aluminium ou le cuivre. À titre de comparaison, presque deux milliards de tonnes de fer ont été produites en 2016 contre seulement 250 tonnes de béryllium. Au niveau géologique, ce sont souvent des co-produits, c’est-à-dire qu’ils sont récupérés conjointement à d’autres métaux parfois plus importants en termes économiques. À titre d’exemple, le cobalt est principalement un sous-produit du cuivre (65 %) et du nickel (35 %) tandis que 75 % de la production de germanium est issue de concentrés de minerai de zinc et 25 % de l’exploitation des cendres de charbon. Pour résumer, ce sont des métaux auxquels sont associées des tensions sur les approvisionnements, tant sur l’offre que sur la demande.

La transition énergétique sera extrêmement gourmande en métaux de toutes sortes. Ainsi, l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (ANCRE) a indiqué en 2015 que pour une même quantité d’énergie produite, les éoliennes et centrales solaires nécessitent jusqu’à 15 fois plus de béton, 90 fois plus d’aluminium et 50 fois plus de cuivre et de fer que les centrales de production utilisant des combustibles fossiles traditionnels. Les éoliennes terrestres de 6 mégawatts, hautes de 170 mètres, consommeront environ 1 500 tonnes d’acier ainsi que plusieurs dizaines de kilos de terres rares, soit 70 % fois plus que les technologies précédentes. Chacune d’entre elles consommera également 20 tonnes de cuivre et plusieurs kilomètres de câbles en cuivre pour être reliées les unes aux autres et aux centrales. Il y a dans un avion, entre autres, plusieurs tonnes de titane, d’aluminium, ainsi que plusieurs centaines de kilos de cobalt. Enfin, les nouveaux alliages qui équiperont l’A350, plus légers et donc moins gourmands en carburant, seront composés d’aluminium et de lithium. Un panneau solaire nécessitera une production accrue de germanium et de silicium tandis qu’une voiture électrique emportera plusieurs dizaines de kilos de cobalt, de nickel, de manganèse et de lithium dans sa batterie. L’étude de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sur « l’électrification du parc automobile mondial et la criticité du lithium à l’horizon 2050 » montre d’ailleurs que le passage au tout-électrique dans le domaine des transports causera de fortes contraintes sur le lithium. Si les risques d’une pénurie géologique sont limités, les tensions seront plutôt liées aux prix, à la forte demande ainsi qu’à une concentration géographique et industrielle élevée.

La Chine au cœur de la chaîne de valeur

La seconde moitié du xxe siècle a vu l’intérêt pour les matières premières minérales diminuer tandis qu’en parallèle, la préoccupation pour les approvisionnements en énergies fossiles a augmenté, renforcée par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Toutefois, la consommation de ces métaux a crû de manière régulière, et de nouvelles capacités de production ont vu le jour dans les pays en voie de développement et notamment en Amérique latine (niobium, lithium…), en Afrique (cobalt, tantale, platinoïdes…) et en Chine (terres rares, tungstène, indium…). La montée en puissance des pays en voie de développement sur la chaîne de valeur des métaux critiques s’est d’abord basée sur un coût du travail moindre et sur des contraintes environnementales plus faibles que chez leurs concurrents occidentaux, entraînant mécaniquement une baisse des coûts de production. Une distinction s’opère néanmoins : si les pays développés, à l’exception de l’Australie, du Canada et dans une moindre mesure des États-Unis, ne sont plus des pays extracteurs, ils conservent des capacités dans le domaine du raffinage et de la transformation, deux étapes qui suivent l’extraction et sont essentielles dans le processus de pré-utilisation des matériaux. La France conserve aussi un savoir-faire technologique et une industrie pour le cobalt, le titane, l’indium, le germanium ou encore le gallium. L’Allemagne a des capacités importantes pour le tungstène ou le tantale, et la Finlande est le deuxième producteur mondial de cobalt raffiné.

Les conséquences n’en restent pas moins nombreuses et préoccupantes. En effet, sur les 27 minerais considérés comme critiques par l’UE, 97 % sont extraits hors de ses frontières et la Chine produit plus de 50 % de 16 d’entre eux. Au-delà de la problématique strictement minière, c’est toute la chaîne de production qui est concernée. La Chine a produit en 2017 60 % du cobalt raffiné alors qu’elle ne représente que 3 % de l’extraction minière. En 2013, elle produisait 97 % des minerais de terres rares, 97 % des oxydes, 89 % des alliages, 75 % des aimants Ne-Fe-B et 60 % des aimants Sm-Co. Les États-Unis sont maintenant quasiment absents des cinq segments de la chaîne de valeur des terres rares et les pays européens ne sont pas mieux placés. En mai 2018, le Chinois Tianqui annonçait être parvenu à un accord pour l’acquisition de 24 % de SQM, géant du lithium au Chili. Grâce à cette opération, les entreprises chinoises représenteraient plus de 50 % de la capitalisation dans le domaine du lithium. Cette situation dominante sur des matériaux permettant la production de batteries électriques (lithium-cobalt) et d’éléments essentiels à la construction de voitures hybrides ou d’éoliennes (terres rares) met en lumière la position dominante de la Chine sur de nombreuses technologies de la transition énergétique bas-carbone.

Quelle stratégie européenne ?

Les États-Unis ont récemment publié une liste de minerais critiques mais aussi relancé la guerre tarifaire en taxant fortement le cuivre et l’aluminium, qui ne sont pas produits sur le sol américain. Alors que ces derniers semblent vouloir relancer les différents segments de l’industrie minière sur leur sol, ces mesures s’ajoutent à celles déjà en place depuis plusieurs années et mises notamment en œuvre par la Defense Logistics Agency (DLA). Cette dernière a la responsabilité de stocker entre 20 et 30 métaux pour approvisionner l’industrie de défense américaine en cas de crise et a également une watch list de 160 matériaux, minerais et matériaux confondus.

Le Japon a adopté une stratégie multiple : la sécurisation des ressources à l’étranger, le recyclage, le développement de matériaux alternatifs et le stockage. Entre 30 et 40 substances ont été retenues même si le programme de stockage ne concerne que sept métaux (nickel, chrome, tungstène, cobalt, molybdène, manganèse et vanadium). L’État japonais soutient ses entreprises en mettant à leur disposition financements et connaissances leur permettant de prendre des participations dans des projets miniers, que ce soit pour les explorations préliminaires ou bien à un stade plus avancé. Le Japon est également un des pays leaders dans le développement de technologies liées à la substitution et au recyclage.

Sans reprendre trait pour trait les contours de la défunte « taxe Tobin », l’instauration d’une « taxe carbone » sur les batteries chinoises produites à l’aide du charbon pourrait-elle faire partie d’une stratégie pour l’Europe ? Cela entrerait en contradiction avec son soutien au libre-échange. Quid de l’exploitation minière au sein de l’UE ? La relance de campagnes d’exploration a révélé la présence de plusieurs minerais critiques en France, en Scandinavie, en Espagne et au Portugal ainsi que dans les pays d’Europe centrale. L’existence de taux d’intérêt bas, combiné à la flambée des prix de ces ressources, pourrait relancer l’activité minière. Certains gisements de lithium au Portugal et en Allemagne, de cobalt en Slovaquie et en République tchèque, de terres rares en Suède ou encore de tungstène en Espagne font l’objet d’un intérêt prononcé et pourraient à moyen terme devenir opérationnels. Toutefois, l’opposition de l’opinion publique à la mine, les contraintes administratives et la nécessité d’attirer les capitaux ne doivent pas être minorées et pourraient rendre ces opérations difficiles à mettre en œuvre. Les institutions financières européennes telles que la Banque européenne d’investissement doivent-elles être mises à contribution ?

La substitution est aussi un moyen envisagé pour réduire l’impact de la criticité. Ainsi, le cobalt est partiellement substitué dans les carbures de tungstène et des recherches sont en cours pour réduire son utilisation dans les batteries. Toutefois, deux points importants limitent le recours à la substitution. Tout d’abord, le remplacement d’un matériel par un autre induit le plus souvent une perte de son efficacité comme c’est le cas dans les aimants permanents. Ensuite, il faut veiller à ce que la substitution, fruit de la crise d’aujourd’hui, ne soit pas la conséquence de la crise de demain. Ainsi, la crise des terres rares de 2010 est en partie liée à la crise du cobalt de la fin des années 1970. Alors que la guerre civile zaïroise faisait grimper les prix de ce dernier, les aimants permanents au cobalt ont été substitués par des aimants permanents en terres rares.

Les déchets sont une ressource stratégique

Si la majorité des minerais critiques sont utilisés dans les équipements électroniques ou à haute technologie, pourquoi ne pas envisager les déchets comme une ressource stratégique ? L’exploitation de ce que l’on peut dénommer « la mine urbaine » permettrait en effet d’utiliser une ressource relativement facile d’accès et qui présente des concentrations en métaux souvent meilleures que les très bonnes mines. L’UE a d’ailleurs commencé à prendre en compte cet enjeu comme le prouvent les multiples directives édictées depuis plusieurs années sur le recyclage des batteries, des véhicules et des déchets électroniques, sur l’éco-design, ainsi que son plan d’action pour l’économie circulaire. Les difficultés sont néanmoins nombreuses tant sur le plan de la collecte des déchets que sur les processus de recyclage en tant que tels, et une véritable approche stratégique dans ce domaine essentiel permettrait de les surmonter. En effet, beaucoup de déchets ne sont pas collectés par les réseaux officiels et sont exportés illégalement à l’étranger où ils sont recyclés de manière très polluante. À titre d’exemple, seulement 5 % à 10 % environ de l’ensemble des batteries au lithium sont collectées chaque année. La récupération des métaux contenus dans les produits électroniques et les alliages est complexe sur le plan technologique. L’UE et la France disposent d’entreprises de pointe sur le segment du recyclage, telles que Rémondis, Véolia, Eramet et HC Stark pour les alliages, Umicore et Accurec pour les batteries. Pleinement utiliser et développer ce potentiel est un impératif stratégique, géo-économique et environnemental.