Publié le 25/02/2019
Arnaud Kalika : « Moscou est très en retard après avoir délaissé le continent dans les années 1980. »

Arnaud KALIKA, Directeur de la sûreté de Meridiam, interviewé par Pascal Airault pour l'Opinion 

Arnaud Kalika : « Les autocrates locaux sont sensibles à la menace d’un Printemps africain. Moscou a anticipé ce phénomène à partir de 2015 en dépêchant des conseillers politiques sur le continent ».

Arnaud Kalika collabore à différents think tanks. Spécialiste de la Russie, il est l’auteur d’une note de l’Institut français des relations internationales (Ifri), intitulée Le grand retour de la Russie en Afrique à paraître très prochainement.

Pourquoi le récent regain d’intérêt russe pour l’Afrique ?

En dépit de l’équipée cosaque du tsar Alexandre III pour prendre l’empire d’Abyssinie en 1 888 et les racines éthiopiennes d’Alexandre Pouchkine, l’Afrique reste longtemps un espace secondaire pour les Russes. La Russie a été la grande oubliée de la Conférence de Berlin (1885) sur le partage du continent. Les centres d’intérêt du Kremlin restent l’Asie, l’Arctique et le Grand nord. La relance de la politique africaine date de 2014. Plusieurs raisons l’expliquent : les sanctions occidentales après l’annexion de la Crimée, l’entrée en vigueur de l’Union économique eurasiatique et le début des frappes aériennes en Syrie. La confrontation avec l’Occident est désormais un élément moteur de la politique étrangère du Kremlin. Sur le continent, la Russie cherche aussi de nouvelles ressources. Elle semble redécouvrir l’attractivité africaine et un continent auquel elle a tourné le dos à l’effondrement de l’Union soviétique. Elle vend un discours multilatéraliste et se présente comme un leader du groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais cherche surtout à développer des relations bilatérales. En retour, elle essaye d’obtenir des soutiens dans les institutions internationales.

Quel est le poids économique de la Russie par rapport aux autres puissances ?

La Russie est un nain économique en Afrique. Le volume des échanges commerciaux ne dépasse pas les 5 milliards de dollars par an avec les pays d’Afrique subsaharienne. Il est de 17 milliards si l’on ajoute les pays d’Afrique du nord, des échanges dopés notamment par les ventes militaires à l’Algérie. A titre de comparaison, le commerce bilatéral des pays de l’Union européenne est de 275 milliards de dollars, celui de la Chine de plus de 200 milliards et de l’Inde plus de 70 milliards. Moscou est donc très en retard après avoir délaissé le continent dans les années 1980. Mais elle compte reconquérir des parts de marché dans un espace non soumis aux sanctions occidentales. Possédant 17 % des parts de marché d’équipements militaires, elle souhaite accroître ses ventes d’armes et de prestations de maintenance de matériel, le retrofit.

Quelle est la stratégie russe ?

Le Kremlin utilise la machine étatique. Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et son vice-ministre Mikhaïl Bogdanov, le secrétaire du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev, se rendent sur le terrain, présentent l’Afrique comme un continent à fort potentiel que la Russie souhaite accompagner dans son développement, promeuvent le renouveau de la coopération sécuritaire, l’ouverture des économies aux investissements russes et la relance des échanges universitaires. Environ 400 000 Africains ont été formés dans les universités du pays mais seulement 5 000 bénéficient d’une bourse actuellement. L’institut des études africaines de l’Académie des sciences étaye le discours du retour par des publications scientifiques. Quand il annonce la construction de centrales nucléaires russes ou reçoit le président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, Vladimir Poutine loue le pragmatique économique panafricain. En 2017, une partie des ambassadeurs en Afrique et de la direction Afrique du ministère des Affaires étrangères ont été renouvelés.

  • « Les Russes devraient poursuivre l’implantation d’antennes de renseignement officielles ou clandestines et le développement d’un réseau de sources, en vue de recueillir des informations sur les activités des Occidentaux »

Quelle place pour l’action des services de renseignements ?

Le retour des services de renseignements se fait notamment sous la coupe du Service fédéral pour la coopération militaro-technique (FSVTS), instrument du renseignement militaire (GRU) qui réalise de la formation. Mais l’agence qui protège les intérêts du Kremlin et qui fait de la protection rapprochée est le Service fédéral de sécurité (FSB). Le renseignement extérieur (SVR) joue aussi un rôle. C’est l’équivalent de la DGSE. Les Russes devraient poursuivre l’implantation d’antennes de renseignement officielles ou clandestines et le développement d’un réseau de sources, en vue de recueillir des informations sur les activités des Occidentaux, leurs actions en Afrique et leurs relais en métropole. Madagascar devrait devenir, à son insu, un point d’appui discret des opérations de renseignement russes. Un accord a été signé en 2018 pour la fourniture d’armes de petits calibres.

La Russie ne s’érige-t-elle pas en protecteur des Etats africains contre toute ingérence étrangère ou processus de régime change ?

Les autocrates africains sont sensibles à la menace d’un Printemps africain. Moscou a anticipé ce phénomène à partir de 2015 en envoyant des conseillers politiques dans une dizaine d’Etats dont Madagascar, la Centrafrique, la RD Congo et le Soudan. Souvent « implants diplomatiques » voire « agents sous couverture », ces consultants proposent leur expertise et vendent de la couverture sécuritaire ou diplomatique. La Russie se paye en retour par des contrats pour ses entreprises dans l’énergie, l’armement et les métaux rares. Ils recourent à des bailleurs de fonds comme l’homme d’affaires péterbourgeois, Evgueni Prigogine et l’un de ses bras droits, Iaroslav Ignatovski. Leurs noms sont associés aux groupes de sécurité privée comme l’entreprise Wagner, très présente en Centrafrique et au Soudan. Evgueni Prigogine serait aussi lié à l’Internet Research Agency qualifiée d’« usine à trolls » dans les médias occidentaux. Ses holdings (OAO Slavianka, Konkord M…) ont un quasi-monopole dans les marchés alimentaires et de l’armement. Certains soupçonnent les oligarques comme Prigogine de blanchir des capitaux en Afrique pour échapper aux sanctions occidentales avant de les réinjecter en Europe. La Centrafrique est un lieu idéal pour le transit des flux. Cette base arrière permet de sécuriser des montages financiers. La Russie investit aussi dans le BTP en Guinée équatoriale. Les sociétés de sécurité privées protègent les intérêts financiers de personnalités dirigeants les grands groupes comme Gazprom et Rosatom.

  • « Moscou propose une nouvelle offre plus adaptée aux bourses des Etats africains, les mini-centrales nucléaires civiles »

La Russie a-t-elle de grandes ambitions nucléaires, gazières et minières en Afrique ?

Elle fait valoir l’intérêt de ses grands groupes, souvent à capitaux étatiques. Le groupe Rosatom exporte ainsi sa production nucléaire dans le sillage du contrat passé avec l’Egypte pour la construction de quatre réacteurs en 2017. Mais elle n’est pas encore parvenue à concrétiser ses efforts en Afrique de l’Est et du Sud. Elle propose une nouvelle offre plus adaptée aux bourses des Etats africains, les mini-centrales nucléaires civiles. L’Ethiopie, le Soudan, la Zambie, l’Angola, le Rwanda, le Mozambique et le Zimbabwe sont des marchés cibles. Dans les hydrocarbures, des groupes comme Rosneft cherchent à conquérir des marchés. Ce dernier a signé en 2018 un mémorandum d’entente avec le nigérian Oranto Petroleum afin de réaliser des projets communs d’exploration. Les ressources de pays comme le Ghana, le Sénégal, le Sud Soudan, le Nigeria sont convoitées. Gazprom a des contrats importants en Algérie et en Libye et cherche à s’implanter au Mozambique, en Tanzanie et au Ghana. Cette société propose des solutions « clé en main » avec sa banque Gazprombank (garanties, pool bancaire). Objectif : livrer davantage de gaz à l’Europe via ses implantations africaines. Ces contrats sont liés à la bonne exécution d’accords militaires ou du refinancement de la dette russe. La Russie aura aussi besoin de cuivre, de niobium, de gallium, de coltan, de cobalt, de fer, de platine, de zinc, de manganèse, de titane, de mercure et de chrome dans les années à venir. D’où son intérêt récent pour des pays comme la Guinée et la RDC.

Paris accuse la Russie de faire du « french bashing » en Afrique…

La Russie exploite le vecteur médiatique pour faire son retour sur la scène africaine, notamment via des organes russes comme RT et Sputnik et le financement direct de médias et de journalistes africains. La ligne éditoriale de ces médias est critique vis-à-vis des anciennes puissances colonisatrices et la France y est présentée comme un pays néo-impérialiste. Moscou investit aussi dans des campagnes Google Adwords afin que les moteurs de recherche fassent remonter en priorité les informations des agences et médias russes. Elle s’est aussi rapprochée d’activistes comme Kémi Seba, pourfendeur du franc CFA. Objectif : maximiser les contenus sur les médias traditionnels et réseaux sociaux africains. Elle a aussi besoin de success story d’où son implication dans les médiations de paix comme en Centrafrique ou en Libye où la promotion de son partenariat économique comme avec l’Egypte.

 

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Cette année est celle de l’Afrique en Russie qui devrait organiser un sommet des dirigeants du continent sur son sol. Directeur de la sûreté de Meridiam (société spécialisée dans le financement et la gestion d’infrastructures publiques) et ancien analyste à la direction du renseignement militaire, Arnaud Kalika dirige le séminaire en criminologie dans le monde post-soviétique au Cnam. Grand connaisseur de la Russie, il est l’auteur du grand retour de la Russie en Afrique, une note de l’Ifri à paraître très prochainement.

 

Lire l'interview sur le site de l'Opinion [1]