Publié le 25/10/2019

Dominique DAVID, interview parue dans la revue Défense. Propos recueillis par Jean-François Morel

Entretien avec Dominique David, conseiller du président de l’Ifri, rédacteur en chef de Politique étrangère, co-directeur du Ramses.

 En France, entre la recherche universitaire et les travaux de réflexion stratégique de l’État, quelle est la place d’un « labora­toire d’idées » en matière de relations in­ternationales ?

L’idée qu’une réflexion indépendante des admi­nistrations et de la recherche universitaire est utile à la préparation des décisions stratégiques et politiques en matière internationale n’est nulle­ment spontanée en France. On sait que dans notre pays, par tradition historique, l’État constitue l’in­tellectuel collectif de la nation ; la société civile est priée de s’exprimer à travers les institutions publiques – cas bien différent de celui des États- Unis, ou des États qui, en Europe, ont choisi une organisation fédérale.

Une structure comme l’Ifri, par exemple, a donc dû imposer l’idée même de son existence, et la spécificité de son approche : une démarche ri­goureuse d’analyse des réalités internationales, sans message politique ni idéologique, orientée sur la décision. Il va pourtant de soi que ce tra­vail n’a de sens que s’il est étroitement lié aux re­cherches universitaires d’une part, et aux travaux plus opérationnels des services de l’État ou des entreprises et institutions branchés sur l’interna­tional.

 

Existe-t-il une culture spécifique fran­çaise en termes de relations des think tanks avec l’État et les entreprises, de mo­des de financement, voire de carrières des chercheurs eux-mêmes ?

Bien sûr. Je l’ai dit : traditionnellement l’État se défie de qui veut lui apporter des analyses qu’il croit déjà détenir ; et les entreprises françaises sont largement rétives aux travaux non directe­ment exploitables, par exemple pour leurs in­vestissements. Mais tout cela a évolué dans les dernières décennies. Les administrations ont compris qu’elles avaient besoin d’expertise exté­rieure ; et aussi qu’une expertise de haut niveau portait l’image de la France à l’international. Et les entreprises savent désormais que leur présence internationale ne se construit pas naturellement, qu’elle dépend largement de la connaissance des milieux et des stratégies.

Le financement d’un think tank indépendant – c’est à dire qui ne milite pour aucun choix ni po­litique ni d’entreprise, ce qui nous sépare nette­ment du cas américain par exemple – relève donc de l’ensemble des entités publiques et privées intéressées. Le multifinancement assure cette in­dépendance. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il a fallu en France déployer beaucoup d’efforts pour convaincre l’État et les entreprises que l’intelli­gence ne se produisait pas spontanément, et qu’il fallait la financer. Et l’effort reste nécessaire…

 

Quant à ses chercheurs, l’Ifri assure, à partir de leur cursus universitaire, leur formation de « chercheur de think tank » – ce qui suppose des modes de raisonnement, des réflexes, une diver­sité de « métiers » remarquable. Ils sont souvent par la suite « happés » dans d’autres carrières d’entreprise ou publiques – ce qui est tout à notre honneur. Mais il n’existe guère en France de re­volving door, ce système qui vide, ou remplit aux États-Unis les think tanks engagés au fil des changements de majorités politiques.

 

Le Rapport Saint Geours a mention­né la « force de frappe » de think tanks étrangers et l’engagement des États, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Comment un gros think tank français se projette-t-il dans les lieux d’influence internationaux ?

Une fois encore, l’existence d’une réflexion per­manente et indépendante sur l’international sert à la décision en France, mais aussi à la projection des idées, de l’image du pays. Au-delà de l’aide à la décision, nous sommes donc une part du soft power national.

Cela se traduit par une présence dans tous les forums internationaux – scientifiques, écono­miques, politiques –, par nos échanges avec nos homologues de tous les pays, par notre capaci­té à parler et à échanger avec tous les acteurs, quels qu’ils soient, de la scène internationale. Le jeu des influences se déploie sous les formes les plus diverses. J’en donnerai trois exemples, sin­guliers par rapport à l’ensemble des rencontres récurrentes sur tel ou tel problème international. Tous les ans depuis 2008, Thierry de Montbrial réunit dans la World Policy Conference qu’il a créée autour du thème de la gouvernance mon­diale, des participants de très haut niveau venus de tous les continents. L’Ifri est membre actif du Council of Councils, qui réunit régulièrement les think tanks les plus importants de la planète pour des réflexions sur l’avenir du système interna­tional – le Council se réunit à Paris, à l’Ifri, en novembre 2019. Enfin, l’Ifri a présidé cette année la réunion T7 des think tanks qui a précédé le G7 de Biarritz.

Si l’on travaille sur l’international, il faut évidem­ment avoir une présence internationale. Et les institutions françaises, les acteurs français à l’in­ternational doivent être fiers de cette présence : ils ne le sont pas assez encore... Cette présence n’a rien de spontanée : elle doit donc être soute­nue, et aidée.

 

Comment observez-vous l’usage de la langue française dans l’écosystème des think tanks internationaux : un han­dicap par rapport aux grands acteurs anglo-saxons ou une opportunité par rapport aux centres de recherche franco­phones ?

Ce n’est plus un secret : l’anglais est la lingua franca de notre temps. Il nous faut donc souvent parler anglais pour le travail de terrain, intervenir en anglais dans les forums, publier en anglais pour être lus largement. Nous faisons un impor­tant effort de publication dans d’autres langues que le français : anglais, allemand, russe…, sur papier ou sur support électronique.

Il reste que l’essentiel de nos travaux est dispo­nible en français, et que le site de l’Ifri est à cet égard sans doute le site le plus riche d’Europe en matière de réflexion sur l’international.

Le français n’est nullement un handicap, à condi­tion que l’on sache à chaque moment ce qui est nécessaire pour communiquer ; et si l’on sait, aussi, se faire respecter. J’ajoute que, naturel­lement, les productions de la recherche fran­çaise, les analyses, les publications en français sont très suivies dans l’ensemble francophone, et qu’elles sont un élément essentiel dans nos rapports avec, par exemple, une large partie de l’Afrique, où le travail des think tanks a pris ces derniers temps une importance inédite.

 

En aval de la fonction d’analyse, comment concevez-vous la fonction de recomman­dation, de prescription, d’un think tank ?

Je parle ici en fonction de mon expérience d’un « think tank à la française », qui n’est ni une université ni un bureau d’études ni un groupe de pression… Il faut rappeler en effet qu’il n’existe pas de définition codifiée du terme think tank : tout le monde peut se couvrir de ce terme pour vendre sa marchandise !

Dans la conception que nous avons à l’Ifri (une équipe qui produit des visions multiples sur un monde multiple, dans une optique d’aide à la prise de décision stratégique), nous ne propo­sons pas de décisions ; nous voulons aider à les construire. Par le rappel des structures (le qua­si-invariant du long terme), et l’étude du court et moyen terme sur le terrain.

Il est toujours difficile, voire impossible, de me­surer l’influence : il s’agit d’impalpable, d’idées. Ce que l’on peut dire, c’est que les entités aux­quelles nous nous adressons en priorité – ad­ministrations, entreprises, médias… – nous consultent, nous écoutent, dans des forums publics ou plus souvent dans des réunions fer­mées ; qu’une partie de nos productions leur sont réservées, et donc, on peut le supposer, utiles…

Il faut bien comprendre que dans notre concep­tion, le think tank n’est pas un lieu de recherche fondamentale (l’université la fait très bien), n’est pas un bureau d’études (chargé de proposer des solutions sur tel problème ponctuel), non plus qu’un bureau de prospective (chargé de dessiner un avenir de long terme que nul n’ira vérifier). Nous nous branchons sur nos connaissances pour donner aux décideurs les éléments de leur décision.

 

Cette année, l’Ifri a célébré ses 40 ans, notamment par un numéro de Politique étrangère sur le thème « Quel monde dans dix ans ? » Quelles sont les limites du travail d’anticipation ?

Notre but est de dégager d’un travail de terrain permanent, et d’un incessant dialogue avec l’en­semble des acteurs (officiels, non officiels…) de la société internationale, les lignes de force du présent, à partir desquelles les décisions peuvent prendre forme. Ces lignes de force sont annon­ciatrices d’avenir. Pour ce numéro de Politique étrangère, la question posée à nos auteurs était précisément celle-là : à partir de ce que vous observez aujourd’hui, quel monde pouvez-vous décrire dans dix ans ?

Dix ans, c’est évidemment demain. Nous aurions pu parler de deux décennies. Mais nous nous fixons pour objectif davantage une forme d’anti­cipation – qui s’appuie sur des données fermes et les raisonnements que l’on peut en inférer –, que de prospective – une projection qui se sépare des données du présent. La prospective n’est pas bannie ; mais elle est, inévitablement, un exercice plus littéraire qu’objectif.

 

Propos recueillis par Jean-François Morel

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Dominique David est conseiller du président de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Ré­dacteur en chef de la revue Poli­tique étrangère et co-directeur du Ramses, il a publié, à l’occasion du 40e anniversaire de l’Ifri : Dominique David (dir.) : Une histoire du monde – Quarante ans de relations interna­tionales – avant-propos de Thierry de Montbrial, Paris, Dunod, 2019.